Chaque visage est le Sinaï d'où procède la voix qui interdit le meurtre - Lévinas

René Major

Un article de René Major, psychanalyste, en réaction aux remous soulevés par l'amendement Accoyer


lundi 22 décembre 2003

Demander aux psychanalystes de se placer sous la tutelle de l'Etat est une aberration. La mauvaise analyse de Mattei


Un vent de folie est en train d'envahir la France. Un vent de folie liberticide qui se couvre du voile de la raison. On se prend à vouloir tout normer, réglementer, calibrer, formater. Bientôt, on va tous s'habiller pareil, manger la même chose, rouler à la même vitesse, ne montrer aucun signe distinctif, ni religieux ni politique, professer la même opinion, dénoncer son voisin s'il s'écarte de la norme et reconnaître que l'Etat nous veut le plus grand bien, veille sur chaque instant de notre vie et nous prépare une mort dans les règles.


L'Etat a compris que nous sommes tous des irresponsables, que, malgré les conseils qu'on nous assène tous les jours, nous sommes incapables de gouverner notre vie, de veiller à notre santé physique, psychique et mentale, que nous sommes donc disposés à nous en remettre à lui dans la servitude volontaire la plus complète.


L'idée vous est-elle venue d'aller parler à quelqu'un de vos difficultés conjugales, de vos rapports avec votre employeur, de vos problèmes plus intimes, de votre difficulté à vivre ou de vos interrogations sur le sens que vous vouliez donner à votre vie, en parler à quelqu'un qu'on vous a recommandé ou dont vous avez lu les ouvrages ? Peut-être même allez-vous déjà voir un psychanalyste ? Vous êtes-vous avisé de demander à l'Etat si le professionnel que vous allez voir était bien agréé par lui, s'il figurait sur une liste déposée au ministère ? Non ? Alors vous êtes vraiment irresponsable.


Comment pouvez-vous vous fier à votre propre jugement ? Arrêtez tout, je vous dis. Le ministre de la Santé a pensé à vous. Il concocte des comités d'évaluation, des bureaux d'experts qui pourront vous dire si vous pouvez parler librement à quelqu'un, car vous êtes bien incapable de vous en rendre compte vous-même.


Ah ! vous n'allez pas voir un psychanalyste ! Vous allez voir un amourologue ou une voyante. Comme beaucoup de nos politiciens. Oui, mais eux, ce n'est pas pareil. Ils ont besoin de croire en un avenir. Vous, vous êtes peut-être, sans vous en apercevoir, une victime consentante. On vous le dira. Vous n'aurez qu'à aller voir au ministère. Ils auront des listes.


Il y aura bien des pervers diplômés sur les listes, mais au moins ils seront agréés par l'Etat. Les listes lui auront été remises par des organisations professionnelles très sérieuses, même si elles ne sont pas toujours très regardantes sur le recrutement de leurs membres. Oui, parce qu'il y a des organisations rivales et, pour faire sérieux, il faut le nombre. Plus tard, on vous dira que pour ce que vous avez à dire, vous avez droit à tant de séances. Après, il faudra vous taire et regagner le rang. Vous aurez été normé.


Vous croyez que je plaisante. Cela existe déjà dans quelques pays d'Europe, et notre chère France compte s'aligner.


Récemment, notre ministre de la Santé, Jean-François Mattei, a reçu des représentants de quelques groupes de psychanalystes et leur a proposé la protection de l'Etat. Pour que les psychanalystes ne vous voient plus sous leur seule et grave responsabilité. Pour les déresponsabiliser, on leur offre une couverture étatique. Devenir des psychanalystes d'Etat, en somme. Cela rappelle de très mauvais souvenirs.


Comment le deviendront-ils ? Je vous le donne en mille. En figurant sur des listes, jalousement gardées jusqu'à ce jour, qui seraient déposées dans les mains tutélaires du ministre qui se portera garant de leur sécurité. Et de la vôtre, bien sûr. Ah, la sécurité, ce maître mot de notre temps. Mais une «psychanalyse sécurisée», me direz-vous, «ce sont là des termes antinomiques. Il n'y a pas de psychanalyse sans risques. C'est là sa chance». Ah ! vous pensez, vous ! Mais qui vous y autorise ?


Il paraît que quelques chefs d'écoles qui se sont rendus à la convocation du ministre étaient prêts à se livrer, à devenir des «ânes à listes» du ministère. Je n'en crois pas mes oreilles. C'est sans doute une méchante rumeur. Si elle se révélait fondée, je vous dis que moi, que l'on dit psychanalyste chevronné, je me fais rayer de toutes les listes déposées. Je vous le certifie. J'assumerai mon propre ministère.
Par René MAJOR

Dernier ouvrage paru de René Major: la
Démocratie en cruauté, éditions Galilée.


Article paru dans Libération, le journal, le 22 décembre 2003

30/12/2003
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