Chaque visage est le Sinaï d'où procède la voix qui interdit le meurtre - Lévinas

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Ici, ci-dessous, la plupart des articles parus dans la presse quotidienne et hebdomadaire, à propos de la réglementation de la psychothérapie (et par voie de fait de la psychanalyse), ces derniers mois, depuis le vote de l'amendement Accoyer par les sénaeurs, ...
De quoi se faire une idée, en toute subjectivité...



Les articles ne figurent pas (toujours) dans l'ordre chronologique de parutions. Un peu par effet du (non) hasard (comme la vie) cette non chronologie n'est dictée par aucune volonté mais témoigne d'un petit désordre dû à une intensive activité et une abondante actualité....
De même certains articles sont en double, ce n'est l'effet d'aucun favoritisme... Tout au plus l'expression d'un malhabile bégaiement non de l'histoire mais des doigts des clavistes... Accordez leur votre bienveillance...


Le bloc-notes de Bernard-Henri Lévy

Avec Freud et Lacan, pour les Lumières

Il s'appelle Bernard Accoyer. Il est député. C'est probablement un brave homme, soucieux du bien-être de l'humanité en général et de ses contemporains en particulier. Le problème, c'est qu'il est mal informé et qu'en faisant voter par l'Assemblée nationale, le 8 octobre dernier, un projet d'amendement qui aurait pour résultat d'encadrer la pratique de la psychanalyse et d'exiger de ses praticiens une formation de médecin ou de psychologue il vient de commettre, mine de rien, une série de bien mauvaises actions.

En n'envisageant d'autre voie pour un psychanalyste que le passage par la médecine, il exclut, qu'il le veuille ou non, tous les praticiens qui sont venus à leur métier par d'autres disciplines : philosophes d'origine, linguistes, littéraires, ce sont les « laïques » du freudisme ; c'est même l'une des plus fécondes révolutions apportées par l'auteur de « L'interprétation des rêves », puis par celui des « Ecrits », que de les avoir embarqués, au même titre, dans l'aventure de leur clinique ; et l'expérience a d'ailleurs montré que ces thérapeutes non médecins (qu'il faudrait, si l'amendement passait, repêcher au cas par cas) contribuent à la santé publique avec autant de compétence que leurs collègues formés par la Faculté.

En mettant ainsi l'accent sur cette affaire de formation, en donnant donc à entendre que la priorité des priorités serait de fixer les procédures d'agrément des praticiens, il alimente l'idée reçue d'un univers de charlatans où l'on se mettrait analyste comme on se mettait jadis grand coiffeur : faut-il rappeler à quel point cette idée est non seulement poujadiste, mais fausse ? faut-il redire, non seulement à Monsieur Accoyer mais aux sénateurs qui auront à juger bientôt de son amendement, que rien n'est plus codifié, au contraire, que la formation d'un praticien ? faut-il répéter aux étourdis que les écoles analytiques ont toutes leurs disciplines et leurs procédures de validation, leurs techniques d'évaluation affinées par des décennies d'écoute et de parole, leurs analyses didactiques, leurs séminaires, leurs stages cliniques, leurs contrôles ? il faut le rappeler, oui ; il faut rappeler, aussi, que la formation d'un analyste prend souvent plus de temps que celle d'un médecin ; même si l'on peut craindre, hélas, qu'il ne soit déjà tard et que le mal ne soit déjà fait.

De même pour la réduction de la psychanalyse à une affaire de pure médecine - de même pour cette autre idée reçue, sous-jacente à l'amendement comme au rapport Clery-Melin sur lequel il vient s'adosser, d'une expérience analytique qui n'aurait d'autre visée que thérapeutique. Là aussi, c'est réducteur ; là aussi, c'est faire l'impasse sur toute une autre dimension de cette psychothérapie pas comme les autres qu'est la psychanalyse et qui vise à l'interrogation des choix existentiels du patient ; là aussi, autrement dit, c'est un grand bond en arrière de cinquante ou de cent ans qui nous fait renouer avec les pires idées reçues d'un scientisme dont la coupure freudienne avait, croyait-on, fait justice.

De même, encore, l'idée de « santé mentale » telle que la présupposent et l'amendement et le rapport - de même ces procédures « quantitatives » que les doctrines Accoyer comme Clery-Melin voudraient imposer aux praticiens et dont les opposants à la réforme, regroupés derrière Jacques-Alain Miller, ont aisément démontré que, non contentes de passer à côté de l'essentiel du mal-être qualitatif du sujet, elles pourraient être à l'origine de nouvelles pathologies mentales (cf. les Etats-Unis, n'est-ce pas... cf. les grandes épidémies qui ont déferlé, là-bas, depuis les années 70, sous le règne des psychothérapeutes « bien formés » : personnalités multiples, faux souvenirs, enlèvements extraterrestres...) : quel recul, à nouveau ! quelle épaisse et navrante bêtise ! et comme on est loin de la profonde réflexion, engagée par le freudisme, sur les notions mêmes de normal et de pathologique, de santé et de malaise, de remède et d'irrémédiable - comme on est loin, avec cette furieuse volonté de guérir, de la plus forte idée du freudisme, de celle dont nous avons tous, au XXe siècle, par-delà même la question des troubles mentaux, le plus profondément appris et qui est celle de l'impossible guérison !

Et je passe, enfin, sur l'étrange façon de parler de ces gens qui, parce que le scientisme - nous devrions le savoir, depuis le temps - a toujours fait bon ménage avec la police, rêvent, je les cite, d'une « planification » rigide d'un « champ de la santé mentale » où régneraient des « coordinateurs régionaux » qui seraient autant de superpréfets de l'âme chargés de dresser des listes de professionnels agréés, d'établir et de comparer des statistiques, de contrôler la durée moyenne des cures, bref, de veiller sur une santé publique conçue sur le mode, une fois de plus, du médicalisme le plus obtus et, surtout, le plus anxiogène...

Il y a, dans tout cela, un parfum de régression qui devrait inquiéter. Il y a, dans cette affaire qui n'en est, hélas, pas encore une, quelque chose de l'éternel débat entre un obscurantisme et des Lumières qui se présentent, comme souvent, sous des visages inversés. Ecrasons l'infâme, donc, du scientisme antifreudien. Faisons barrage, ici aussi, à la marée noire des occultismes. L'amendement Accoyer, j'espère, ne passera pas.

© le point 21/11/03

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point de vue
Les faux-semblants de l'amendement Accoyer, par Elisabeth Roudinesco
LE MONDE | 24.11.03

Depuis un quart de siècle, la quête de l'estime de soi et du développement personnel est devenue l'un des enjeux majeurs de la culture du narcissisme qui caractérise les classes moyennes des sociétés occidentales. Dans ce contexte, la santé ne se définit plus seulement comme le "silence des organes" - absence de maladie ou d'infirmité -, mais comme un état de bien-être physique, social et mental qui aurait pour horizon fantasmatique l'accès à l'immortalité.

De plus en plus spécialisée, la médecine scientifique a déserté, de son côté, le domaine de la subjectivité en abandonnant l'écoute de la souffrance psychique des patients à des psychologues cliniciens, à des psychanalystes et à des psychothérapeutes.

Intégrée à la médecine, la psychiatrie qui, depuis deux siècles, s'était occupée de la folie ou des "troubles mentaux"(les psychoses), est désormais traversée par une crise sans précédent. Happés par une véritable divination du cerveau, ses praticiens sont devenus des adeptes de la psychopharmacologie. Il a fallu la tenue récente des états généraux de cette discipline (Le Monde du 7 juin) pour que les psychiatres français s'en prennent publiquement au malaise qui les frappe de plein fouet : excès médicamenteux et transformation de la clinique en procédures d'expertises comportementales. Ces excès et ces procédures ont été valorisés récemment dans un rapport jargonneux rédigé par Philippe Cléry-Melin, à la demande du ministre de la santé.

Ils ont été vigoureusement critiqués par Jacques-Alain Miller (Le Monde du 30 octobre) et Roland Gori (site Œdipe-Internet), tous deux universitaires, psychanalystes et formateurs de cliniciens.

On ne s'étonnera pas que cette évolution de la médecine et que cette régression de la psychiatrie aient amplifié la puissance du grand marché de l'illusion thérapeutique. Regardés comme des objets dont on explore silencieusement le corps, ou traités comme des malades en proie à la folie de leurs neurones ou de leurs gènes, nombre de sujets en souffrance, terrifiés à l'idée d'une perte de soi, se sont tournés vers les sectes ou, plus souvent, vers les multiples placébothérapies et autres médecines parallèles qui sont aujourd'hui en pleine expansion. Charlatans, ésotéristes, guérisseurs, homéopathes, iridologues, rebouteux, magnétiseurs, astrologues, vendeurs de gélules miracles ou de pilules de rajeunissement rivalisent en recettes pour prendre en charge toute la misère d'une société malade de son progrès et livrée, du fait de la marchandisation du monde, à un désespoir identitaire.

C'est dans ce contexte que, le 8 octobre, Bernard Accoyer, député et médecin, a fait voter à l'Assemblée nationale - et à l'unanimité des présents - un bien étrange amendement au code de la santé publique. Celui-ci prétend préserver le public de toutes les dérives de la "psychothérapie" en mettant en place des listes d'experts, titulaires de diplômes de psychiatrie, de médecine ou de psychologie, et désignés par les pouvoirs publics, pour "évaluer" la pratique de ceux qui se désignent comme psychothérapeutes : "La composition, les attributions et les modalités de fonctionnement de ce jury sont fixées par arrêté conjoint du ministre chargé de la santé et du ministre chargé de l'enseignement supérieur."

Cet amendement exclut de son champ d'application les psychanalystes (5 000 praticiens), en général fortement diplômés en psychologie, en psychiatrie, ou en lettres et regroupés dans des écoles qui leur assurent une formation à laquelle l'Etat - pour le moment du moins - n'a nullement l'intention de s'attaquer. Il ne vise pas non plus les psychiatres (12 000 praticiens), formés à la faculté de médecine et il ne s'attaque en rien aux psychologues (35 000 praticiens), dont les études sont validées à l'université.

En revanche, il s'en prend à la grande nébuleuse des psychothérapeutes (30 000 praticiens, cognitivo-comportementalistes, hypnothérapeutes, systémistes, bioénergistes, analystes transactionnels, Gestalt-thérapeutes, etc.) regroupés dans de multiples écoles de formation.

En d'autres termes, cet amendement qui prétend "sécuriser" toute une population en la préservant du marché de l'illusion thérapeutique ne sert à rien. Car les psychothérapeutes aujourd'hui visés auront beau jeu, pour se soustraire à la loi, de changer d'appellation. Ils pourront par exemple se dire psychanalystes. On ne voit pas, du reste, en quoi la nouvelle disposition, si elle devenait définitive, pourrait permettre de combattre le marché de l'illusion thérapeutique. D'une part, parce qu'il existe en France des lois antisectes bien plus sévères, fort heureusement, qu'aux Etats-Unis ou au Canada, où d'ailleurs ces sectes ont trouvé refuge pour être assimilées à des religions, et d'autre part parce qu'on imagine mal que les évaluateurs, désignés par les deux ministères de tutelle, puissent effectuer en permanence des descentes de police chez les 100 000 tenants du marché de la médecine parallèle.

N'ayons pas peur des mots : cet amendement incohérent et inutile, qui prétend protéger tout un cha-cun contre une charlatanerie généralisée, traduit en fait la grande peur qui a saisi de nombreux élus, effrayés, comme Bernard Accoyer, par la prolifération des faux savoirs et par l'expansion toujours plus forte du marché de l'illusion thérapeutique.

Mais chacun sait pourtant que la peur est mauvaise conseillère en matière législative et que le vote d'une bonne loi n'intervient qu'au terme d'une véritable concertation avec les autorités compétentes et les représentants de la société civile. Si l'Assemblée nationale a fait preuve récemment d'un remarquable courage en créant des commissions parlementaires visant à réaffirmer, par la loi, les principes de la laïcité républicaine, elle s'est en revanche montrée peu avisée en votant, sans aucune discussion avec les intéressés, un texte inapplicable qui aura pour effet pervers, au cas où le Sénat le voterait aussi en janvier 2004, d'entretenir la guerre entre les différents praticiens de la souffrance psychique qui devraient aujourd'hui s'unir plutôt que se diviser.

Car les jurys d'évaluateurs nommés par les deux ministères n'auront de cesse, au-delà de leur chasse commune aux psychothérapeutes non diplômés, de s'appuyer sur cette loi pour se livrer des batailles fratricides : les psychiatres voudront contrôler les psychologues qui voudront expertiser les psychanalystes, lesquels en profiteront pour tenter d'exiler de leur territoire ceux qu'ils jugeront infidèles à leur cause. A terme, on verra donc fleurir, à côté du sinistre marché de l'illusion thérapeutique, une cohorte d'experts plus soucieuse de la préservation de leurs corporations respectives que de l'élaboration d'une éthique commune. Ce sera alors, pour le dire avec les mots de Michel Foucault, le règne d'un pouvoir disciplinaire "blafard et anonyme".

Elisabeth Roudinesco est psychanalyste et historienne de la psychanalyse.
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 23.11.03

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http://www.humanite.presse.fr/journal/2003-11-17/2003-11-17-382665
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Psychanalyse Entretien.
" Il n'y a pas d'individualité pure " René Major

En 2000, le psychanalyste et président de la SIHPP René Major convoquait des états généraux de la psychanalyse. Le rapport au politique était au coeur des débats.

Il y a trois ans se tenaient à Paris, et à votre initiative, les premiers états généraux de la psychanalyse. Une formule qui vient d'être reprise à Rio, au Brésil. Quel est le sens d'états généraux pour une discipline comme la psychanalyse ? René Major. Les premiers états généraux répondaient à une double préoccupation : trouver un mode d'organisation sociale pour la psychanalyse - un lien social entre psychanalystes qui soit cohérent avec notre pratique - et prendre en considération, à frais nouveaux, ce qui, depuis la Seconde Guerre mondiale, a été un peu la dernière roue du carrosse de la réflexion psychanalytique : son rapport au politique et au social. Si nous avons invité avec quelques autres psychanalystes, de toutes obédiences, à discuter de l'état général de la psychanalyse et de ses enjeux à l'orée du XXIe siècle, le nom même d'états généraux est un clin d'oeil historique. Il signifiait à la fois que la psychanalyse, de manière interne, était en crise et que nous avions là une discipline qui, de toute façon, mettait en crise toujours les individus qui l'exerçaient, dans leur rapport aux problèmes sociaux et politiques de leur temps. On n 'est jamais tranquille avec la psychanalyse. Cela vaut aussi bien pour les psychanalystes que pour la société elle-même, qui a affaire à elle au moins par le biais des citoyens qui en font leur métier et ceux qui passent sur leur divan.

Quelle était donc cette crise ? René Major. L'histoire en est longue. Je vais donc l'évoquer brièvement. Le scandale a éclaté suite à la publication du livre d'Helena Besserman Vianna (L'Harmattan, 1997) sur la psychanalyse face à la dictature et à la torture. On a découvert qu'un psychanalyste brésilien en formation avait pratiqué la torture. S'il s'agit là d'un cas exceptionnel dans l'histoire, il a été compris comme un symptôme relevant du retour du refoulé. Le refoulé, ici, étant bien entendu le politique. Autrement dit, le politique faisait retour sous les pires espèces dans un champ psychanalytique qu'il avait oublié. Nous avons donc décidé qu'il était temps, en ce début de siècle, de réinscrire le politique dans la démarche réflexive de la psychanalyse. Et dans la même perspective, mais plus largement, d'ouvrir notre discipline aux penseurs du social, du philosophique, de l'histoire, des sciences. En quelque sorte, il s'est agi pour nous de prendre au mot Jacques Lacan, qui déclarait : "L'inconscient, c'est le social ", mais la démarche est freudienne au fond.

Freud ne refusait pas, en effet, d'analyser son époque avec les outils de la psychanalyse. René Major. Je pense même que Freud est un penseur du politique incontournable. On voit bien aujourd'hui la pertinence de ses études sur le malaise dans la culture, le rôle de la religion et la psychologie des masses ; l'actualité des propos échangés avec Einstein sur les motifs inavoués des hommes qui font la guerre. Par la suite, les psychanalystes n'ont pas poursuivi dans cette voie. Reste cet héritage théorique, qui doit être maintenant retrouvé et qui se fonde sur la révélation de l'inconscient : il n'y a pas d'individualité pure, de singularité parfaite, parce qu'il y a toujours d'abord un rapport au social. Ce qui se vérifie aisément dans la pratique de la psychanalyse. Chacun de nous transporte en lui tout un monde - transmis, reçu, inculqué, à partir duquel essaie d'émerger un sujet singulier. Il n'y a pas de rapport immédiat à la parole, à la vérité, à soi sans passer par l'autre (et par l'Autre). En conséquence de quoi, tous nos rapports sont politiques. C'est en ce sens que nous pouvons dire de la psychanalyse qu'elle est une véritable psycho-socio-politologie.

Avec trois années de recul, comment jugez-vous les effets des premiers états généraux ? René Major. Ils correspondent à ce que j'en espérais, à savoir à la fois un décloisonnement dans le champ psychanalytique et une ouverture de ce champ au questionnement venu d'autres disciplines. Pour ce qui est du décloisonnement, le fait que les Brésiliens aient décidé de poursuivre l'aventure par de nouveaux états généraux fait preuve. En effet, nous ne savions pas, en 2000, s'il y aurait une suite ou pas. Nous avions laissé au désir et à l'initiative de ceux qui le souhaiteraient d'en prendre le relais. Les états généraux de Rio, tout dernièrement, ont opté pour un programme qui continue ce qui avait été amorcé et l'élargit encore à d'autres interrogations : comme celle de la psychanalyse aux médias. En ce qui regarde l'ouverture du champ psychanalytique aux questions du dehors, beaucoup de livres en témoignent. Ceux que Fethi Benslama a consacrés à l'islam, d'Élisabeth Roudinesco et Jacques Derrida sur les problèmes de nos sociétés, de Claude Lévesque sur le genre, les nombreux articles de Michel Plon aussi et, enfin, si vous le permettez, mon dernier ouvrage : la Démocratie en cruauté (Éditions Galilée, Paris 2003 - NDLR). Cette activité éditoriale témoigne de ce que notre encouragement à l'ouverture a bien été entendu. En outre, les Brésiliens ont invité d'autres penseurs que ceux avec qui nous avions lancé le projet, tels cette année Toni Negri et Tarek Ali.

Que pensez-vous du projet de loi réglementant les pratiques psychothérapeutiques, en débat au Sénat actuellement, et qui coïncide avec le renouveau de l'intérêt des psychanalystes pour le politique ? René Major. L'amendement Acoyer, voté sans débat à l'Assemblée, est la dernière tentative en date des pouvoirs publics pour arraisonner une pensée et une pratique qui les dérangent. Nous avions déjà pris position sur cette question aux états généraux de l'an 2000. Nous réaffirmions la spécificité de la psychanalyse par rapport à certaines dérives qui n'hésitent pas à lui emprunter son nom. Et disions la nécessité qu'elle conserve son indépendance par rapport à tout projet dit de " réglementation " ou de mainmise sur la zone franche qu'elle constitue au sein de la société. Un état démocratique digne de ce nom doit pouvoir le tolérer. Ce sont les dictatures et les régimes totalitaires qui n'ont pas supporté la psychanalyse depuis qu'elle existe. La psychanalyse est critique par rapport au pouvoir, à tout usage abusif du pouvoir. Elle doit garder cette liberté de critique en démocratie. Quant à la pratique, qui demande aux psychanalystes une formation des plus exigeantes et une culture des plus vastes, ce ne sont pas les départements d'université qui peuvent l'authentifier. Mais seuls ceux et celles qui ont recours à sa méthode rigoureuse. Cette méthode oeuvre à l'émergence d'une certaine liberté intérieure du sujet qui fait que les symptômes qu'il présente disparaissent lorsque celui-ci est libéré de ce qui le contraignait à les adopter, dans son rapport à lui-même comme dans son rapport aux autres. Cette libération ne se réglemente pas. D'autant moins que le cabinet du psychanalyste est en passe de devenir le dernier lieu d'hospitalité inconditionnelle, d'écoute attentive et de droit au secret. Les pouvoirs publics devraient plutôt penser à le préserver comme tel.

Entretien réalisé par J.-A. N.

(1) Société internationale d'histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse.
Article paru dans l'édition du 17 novembre 2003. du journal l’Humanité


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Libertés. Histoire de la folie, suite. Par Catherine Clément, philosophe et romancière

Alors comme ça, ça recommence. L'occupation de l'espace, les contrôles policiers, les quadrillages, la colonisation. Où cela ? Presque partout sur la carte du monde, sauf dans l'Union européenne, c'est-à-dire en Europe, où est née la psychanalyse. Et en France ? Pas encore, mais cela pourrait bien. C'est même pour cette raison qu'on est ici.

J'ai relu hier au soir l'Histoire de la folie, de Michel Foucault, livre publié en 1961. En un éclair, j'ai retrouvé intacte la lumière frémissante de la soutenance de thèse de Michel Foucault, un an plus tôt, dans une incroyable atmosphère de liberté. Dans cette histoire de l'Europe que dessine l'exclusion des fous au Moyen ¶ge au médecin psychiatre, Foucault racontait lui aussi l'aventure de nos libertés. 1960, c'était aussi l'année des décolonisations en Afrique de l'Ouest, " les soleils des indépendances ", comme disait le génial romancier ivoirien Amadou Kourouma, que je pleure. Deux ans plus tard, c'était au tour de l'Algérie.

Histoire de la folie, histoire de l'Europe, histoire de France, où nous aurons vécu un véritable élargissement de l'esprit, au sens où on élargit un condamné. Ce fut, avec Lacan, le début d'une victoire de la psychanalyse, que Foucault trouvait " désaliénante ", pourvu qu'on se débarrasse de la figure du médecin. Je cite : " Le médecin, en tant que figure aliénante, reste la clef de la psychanalyse. C'est peut-être parce qu'elle n'a pas supprimé cette structure ultime, et qu'elle y a ramené toutes les autres, que la psychanalyse ne peut pas, ne pourra pas entendre la voix de la déraison, ni déchiffrer pour eux-mêmes les signes de l'insensé. " Pour enchaîner la folie, il y avait d'abord eu les prêtres, puis les magistrats, enfin les médecins, mais en ces années-là, celle de l'antipsychiatrie, l'histoire de la folie cheminait vers une libération. C'était possible ; et ce fut mieux. Mieux pour les homosexuels, pour les femmes, mieux pour les corps, les enfants, leur naissance, mieux enfin, pour cette figure du désir que Foucault appelle souvent l'Étranger.

Parlons de ça, justement, de l'Étranger. " Compagnons pathétiques qui murmurez à peine, allez la lampe éteinte et rendez les bijoux. Un mystère nouveau chante dans vos os. Développez votre étrangeté légitime ", tel est le fragment poétique qui introduit le livre de Foucault. Étrangeté légitime : oui, il faut en reparler.

Foucault appelle " le grand renfermement " la création de l'hôpital général à Paris en 1656 (6 000 personnes, soit 1 % de la population parisienne, quelques années plus tard). On y enferme en vrac les mendiants et les oisifs, premiers visés, avec les luxurieux, les libertins, les voleurs, les athées, les putes, les compagnons, les vagabonds. Et les fous ? Comme de bien entendu. Et Foucault observe, bon prophète, que ce geste de répression du pouvoir monarchique a été précédé d'une mortelle épidémie de maladie vénérienne, la syphilis, qui sera vaincue par les antibiotiques juste avant la Seconde Guerre mondiale. Maladie vénérienne suivie d'une Grand Renfermement, nous y sommes : à peine cinquante ans de liberté sexuelle, et le sida commence à la fin des années soixante-dix. Passée la compassion, et puisque le sida tue surtout dans les pays pauvres, voici le Grand Renfermement.

Il menace depuis longtemps déjà, des deux côtés du monde : il est au cour de l'intégrisme chrétien de George Bush Junior, il est au cour de l'intégrisme islamique d'Oussama Ben Laden. Leurs ennemis sont les mêmes : les homosexuels, les femmes, les libertés des corps, et l'Étranger. Les homosexuels sont sacrilèges, les femmes qui avortent, impures, celles qui sont infidèles, bonnes à lapider, les corps étaient trop libres, il faudra les tenir, et quant à l'Étranger, il incarne la menace. Bon à enchaîner comme à Guantanamo, ou simplement à tuer et ce, partout au monde. Personne ne circule plus, plus rien ne bouge, la mort.

Et chez nous, ça nous envahit mine de rien par la droite, avec l'assentiment d'une député de gauche, qui n'a rien compris, en l'absence des autres. Bravo ! Que veut-on quadriller ? Notre espace intérieur. Que veut-on contrôler ? L'espace de liberté qui s'exprime dans la cure de psychanalyse. Le secret qui s'y noue, la parole qui délivre. C'est indéfinissable ? Justement. Il n'y a pas de garantie ? C'est certain. Vous ne pouvez pas nous garantir l'excellence de vos thérapeutes ? Mais alors, vous n'obéissez plus au principe de précaution ? Bien sûr que non !

C'est par là, par le principe de précaution, que s'est introduite la fouine totalitaire. Rien n'est plus contraire à la vie que le principe de précaution : le suivre, c'est vivre en chambre stérile, et stérile est un mot mortel. Ce Grand Renfermement qu'on nous prépare est une chambre stérile au visage judiciaire, une invasion mentale en provenance d'une civilisation d'avocats et de juges, qui n'est pas celle de la vieille Europe. Et pourtant, ça menace ! Doigt pointé. Tout comme le quadrillage des psys, la délation est à l'ordre du jour : pédophiles, maltraitants, prière de les dénoncer, ça fait froid dans le dos. J'ai peur de cette phobie du risque ; cela me rappelle l'occupation nazie, quand les juifs étaient des menaces sanitaires, parce qu'ils étaient sales - ça, je l'ai entendu. Oui, la vie est risquée, oui, il y a des germes dans l'air que l'on respire, il y en a dans nos ventres et ça vaut mieux pour eux, oui, on mourra un jour, on n'est pas immortel. En Europe, on sait cela.

Il y a, dans les Paravents, de Jean Genet, une scène récurrente. Quelqu'un meurt, traverse un paravent de papier, le crève, et se retrouve avec les morts. C'est ça ? dit le mort qui arrive - Eh oui ! - répondent les morts déjà morts - Et on fait tant d'histoires ? demande le nouveau mort. - Eh oui... disent les autres. Peut-être serait-il temps d'avertir nos censeurs : oui, le risque fait partie de la vie, et la vie s'achève avec la mort. Éliminer le risque, vouloir la pureté, la propreté, le sain ? En Europe, nous savons où cela nous conduit.

http://www.humanite.fr/journal/2004-01-13/2004-01-13-386038 - topArticle paru dans l'édition du 13 janvier 2004.

http://www.humanite.fr/journal/2004-01-13/2004-01-13-386038 - top



Libertés. Le retour des " classes dangereuses " Par Jean-Claude Milner, philosophe

Le XIXe siècle avait vécu dans la conviction que les pauvres pouvaient être dangereux ; la terreur venait d'en bas : conclusion tirée de la Révolution française. On peut dire que le XXe siècle a vécu dans la conviction que ce danger-là, on saurait le traiter par une combinaison savante de répression et d'avancées sociales. Le danger principal venait des gens d'en haut ; conclusion tirée de deux guerres mondiales. Cette conviction a longtemps été vivace en France, où l'on se méfie des gouvernements et des administrations, quels qu'ils soient. Il est vrai que nous avons reçu des leçons en ce sens, fortes, rudes, répétées.

Un changement cependant s'accomplit. À l'orée du XXIe siècle, un spectre à nouveau hante l'Europe ; la terreur du danger d'en bas est revenue. Les puissants ont su la propager dans la société tout entière, et même auprès des plus humbles. On croit de nouveau aux classes dangereuses.

En 1838, l'Académie des sciences morales et politiques récompensait un ouvrage intitulé Des classes dangereuses de la population dans les grandes villes et des moyens de les rendre meilleures. Son auteur, un certain H. A. Frégier, était chef de bureau à la préfecture de la Seine. Avec un sens indéniable de la rime et de l'assonance, il énumérait la chaîne du danger : classes nombreuses, classes malheureuses, classes vicieuses, classes laborieuses et classes dangereuses. Ainsi alertés par les sciences, les politiques les plus moralistes trouvèrent la réponse : une société miséricordieuse. Quitte à déguiser la miséricorde chrétienne en sa version sécularisée : le progrès social, l'avancée, l'acquis etc.

En 2003, je découvre qu'un sénateur s'exprime comme suit, en pleine commission des Affaires sociales : " Certains considèrent qu'il faudrait "psychiatriser" les masses laborieuses " ; il ajoute, il est vrai, " je n'en suis pas là " ; aveu de faiblesse peut-être. Par pudeur, le sénateur substitue au qualificatif " dangereuses " celui de " laborieuses ", mais la synonymie affleure à la surface de la langue. Il prend acte implicitement d'une nouveauté : la miséricorde sociale-chrétienne demeure sans doute nécessaire, mais elle n'est plus suffisante, même dans la forme sécularisée de l'avancée sociale ; il faut qu'elle soit complétée par la science médicale. Dernière nouveauté : il ne faut plus se contenter de s'en prendre aux effets, mais il faut raisonner en termes de prévention et de précaution. Non pas une société miséricordieuse, mais une société précautionneuse.

On comprend alors l'enjeu de la santé mentale. En tant que segment de la santé publique, elle est le lieu où les désordres les plus dangereux trouvent leur source la plus profonde. S'il est si important de mettre de l'ordre parmi les professionnels qui s'en occupent, c'est pour que ces professionnels puissent jouer scientifiquement leur rôle social : s'attaquer à la racine de ce qui fait qu'il y a des classes dangereuses ; cette racine, c'est l'individu dangereux avant qu'il ne soit dangereux ; c'est l'individu souffrant alors qu'il ne fait encore que souffrir.

Dans la prévention, le temps décisif vient avant. Le grand défaut des psys, aux yeux d'une société à nouveau saisie par la terreur, c'est qu'ils viennent après. Si l'on pouvait changer cela ? Un savoir médical, garanti par des titres académiques et qui puisse repérer d'avance les individus potentiellement dangereux, cela s'appelle aujourd'hui la psychiatrie. Sans doute pas la psychiatrie de l'école française, bien trop à l'écoute des sujets, mais une psychiatrie qui aura cherché ses modèles aux lieux de l'efficacité sociale maximale. Aux États-Unis bien sûr, mais c'est parce qu'on n'ose pas parler du modèle soviétique, chargé d'infamie et pourtant bien plus opératoire qu'on ne dit.

Croit-on que j'invente, que je vais trop loin ? C'est un reproche qu'on me fait souvent. Voici pourtant un texte ; il est paru dans le Bulletin officiel de l'Éducation nationale, en date du 11 novembre 2003. Son préambule : " L'école a la responsabilité particulière, en liaison étroite avec la famille, de veiller à la santé des jeunes qui lui sont confiés et de favoriser le développement harmonieux de leur personnalité. Elle participe également à la prévention et à la promotion de la santé... " Une citation prise au hasard : " La protection de la santé des jeunes représente le premier maillon de la chaîne de préservation du capital santé de chacun (...). C'est dire l'importance du rôle de l'école pour veiller au bien-être et à l'épanouissement physique, mental et social de l'élève, assurer, tout au long de la scolarité, une éducation à la santé adaptée aux enjeux actuels et contribuer à la prévention des conduites et des situations à risques. " De là une série de mesures, d'enquêtes, de surveillances qui impliquent tout le monde, enseignants, infirmières, médecins, cuisiniers, dans ce qu'il faut bien appeler un quadrillage sanitaire des enfants, des adolescents et bientôt des parents. Dans leur corps et dans leur psychisme.

Le capital santé, ceux qui ont lu Staline se souviennent d'un de ses titres, l'Homme, le capital le plus précieux. De tels échos font sens. L'école, voilà l'opérateur magique qui permet de s'y prendre avant, pour prévenir le danger social. La concernant, un parcours est ainsi accompli ; j'en avais dénoncé les prémices, il y a vingt ans : on a brouillé les esprits de ceux qui enseignent, au point qu'ils ne savent littéralement plus quoi faire - enseigner des connaissances ou pas, accepter l'ignorance dans une admiration béate ou bien la combattre, respecter leurs élèves ou servir les puissants, on leur a dit tout et son contraire, mais au fond on ne leur a dit qu'une seule chose : si vous faites ce que vous savez faire et si vous le faites bien, vous avez tort ; convertissez-vous à l'appel des temps nouveaux et acceptez de faire très mal ce que non seulement vous ne savez pas faire, mais qu'il est de votre devoir de ne pas savoir faire.

Naguère encore, on leur demandait de devenir des chefs d'entreprise ; c'était au temps où l'on croyait que la réponse au danger d'en bas serait économique. Le jeune de banlieue cesserait d'être dangereux s'il s'enrichissait. Instruit par l'expérience, on doute désormais des start-up ; le danger sera traité en profondeur, par le psychique et sa mécanisation. Dans l'école, le professeur doit se faire psy et mauvais psy. Au-delà de l'école, on voit que la remise en ordre des psys est un pur semblant ; on fait croire qu'on veut empêcher que n'importe qui puisse se dire psy, mais c'est le contraire qui est vrai : le programme, c'est le devenir mauvais psy de tout agent des pouvoirs. Parce qu'entre-temps, le psy sera devenu, sous le contrôle du fonctionnaire scientiste, le premier maillon, de quoi ? même pas de l'ordre social : de la tranquillité sociale. Comme les concierges d'autrefois, sous le contrôle du commissaire de quartier. Celles-ci devaient empêcher qu'on ne fasse du bruit après 10 heures ; le psy désormais sera convoqué à se faire le gardien du sommeil des maîtres. Car les maîtres dorment, et ils veulent continuer à dormir. Il est vrai que plus ils dorment, plus ils sont mauvais coucheurs ; sans avoir à se réveiller, ils veulent occuper une place toujours plus large dans le lit et nous qui devons partager le lit avec eux, nous courons le risque incessant de nous retrouver jetés dehors. À nous de faire du bruit, assez fort pour que leur sommeil de plomb soit troublé, assez fort même pour qu'ils en sortent. Brutalement, au besoin et si d'aventure, ils sont somnambules, ils tomberont.

http://www.humanite.fr/journal/2004-01-13/2004-01-13-386056 class%3D - topArticle paru dans l'édition du 13 janvier 2004.

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Libertés. La psychanalyse, la santé, l'expertise Par Élisabeth Roudinesco, historienne

C'est au lendemain de la Révolution, et à la faveur de l'invention de la clinique médicale, si bien décrite par Michel Foucault, que naissent les nouveaux codes du savoir régissant les relations entre la maladie et le sujet malade. Ce dernier devient un " cas " où s'inscrit l'universel de la maladie, et le symptôme un élément signifiant permettant la construction de vastes nosologies et de puissants programmes de lutte contre les miasmes et les nuisances. De là émergera une conscience médicale, prédictive, normative, collective, fondée sur l'hygiénisme.

Et au moment, donc, où s'efface la notion de maladie vécue par le sujet et envoyée par Dieu, et qu'apparaît la volonté étatique de la médicalisation de la cité, la santé cesse d'être définie comme un état antagoniste de celui de la maladie. Les deux termes disparaissent du discours médical pour laisser place à une représentation du sujet, du corps et de la société centrée sur l'alternance de la norme et de la pathologie.

Aussi bien s'agit-il alors pour les politiques étatiques de santé, dont nous sommes, deux siècles plus tard, les héritiers, de sécuriser le peuple en proie aux rituels des charlatans, des guérisseurs et des sorciers, et surtout hanté par la terreur des épidémies appréhendées comme un corrélât de la dissolution des mours et de la perte de l'autorité monarchique. Pendant deux siècles, toutes ces politiques dites de " santé publique " permirent à la médecine scientifique d'affirmer sa supériorité sur toutes les autres thérapeutiques : magiques, alternatives, culturelles.

Mais cette politique hygiéniste aura ensuite deux composantes : l'une, progressiste, visant à améliorer la santé des populations - par le dépistage et la curabilité des grandes maladies organiques -, l'autre franchement réactionnaire qui débouchera sur l'eugénisme, c'est-à-dire sur une idéologie de l'éradication de la mauvaise " race " dite " malade ", au profit de la bonne, dite " saine ".

On sait donc maintenant que la volonté d'hygiéniser risque toujours de basculer dans un projet d'éradication de la déviance avec pour objectif le contrôle, non plus de la santé physique, mais de la santé dite " mentale ". Née au début du XIXe siècle, la psychiatrie se dotera d'une approche rationnelle du phénomène de la folie en arrachant le fou à son statut d'insensé pour en faire un aliéné, habité par un reste de raison. Elle oscillera sans cesse entre la causalité psychique et la causalité organique, entre la volonté de guérir et la croyance à l'incurabilité, entre le progressisme et le nihilisme thérapeutique.

C'est sur ce socle, ensuite, que la psychanalyse, discipline hautement humaniste, viendra restituer au sujet sa place dans un dispositif où la parole, comme expression de l'inconscient, prétend échapper à toute politique de surveillance visant à hygiéniser le psychisme.

Or, aujourd'hui, au nom d'une science érigée en religion, ou d'une éthique déguisée en puritanisme, les politiques de santé mentale veulent traquer l'anomalie psychique comme on dépiste une maladie organique, traiter l'enfant rebelle à la scolarité comme un malade " hyperactif " auquel on donnerait de la Ritaline pour ne rien connaître des causes réelles de son malaise. Au nom de ce scientisme, qui fait progresser le malheur et proliférer les faux savoirs et les médecines parallèles, en cherche à évaluer le trouble mental à l'école et la souffrance psychique dans la société, à coup d'expertises et de traitements, la plupart du temps inefficaces, de la même manière que l'on prévient les maladies cardio-vasculaires par des régimes alimentaires ou des médications adéquates. Mais on oublie alors que dans le domaine du psychisme, l'impératif de la norme et de la pathologie n'est pas du même ordre que dans celui du corps organique. Et même s'il s'avérait un jour qu'il fût semblable, on oublie qu'apprendre à guérir, c'est apprendre, comme le disait Georges Canguilhem, à connaître la contradiction entre l'espoir d'un jour et l'échec de la fin, sans perdre l'espoir.

Inscrite dans le mouvement d'une mondialisation économique qui transforme les hommes en objets, notre société, que j'ai appelée " dépressive ", risque fort d'obéir à ces injonctions. Car tout se passe comme si elle ne voulait plus entendre parler ni de culpabilité, ni de sens intime, ni de conscience, ni de désir, ni d'inconscient, ni de sexualité. Plus elle est narcissique et plus elle fuit l'idée de subjectivité. Elle ne s'intéresse donc à l'individu que pour comptabiliser ses réussites et au sujet souffrant que pour la regarder comme une victime, quitte ensuite à lui proposer des techniques de réparations : développement personnel ou recherche du " mieux-être ". Aussi veut-elle toujours chiffrer le déficit en fonction d'une norme, ou mesurer le handicap et le traumatisme afin de ne jamais s'interroger sur leur origine.

Et c'est pourquoi, nous assistons souvent dans nos États démocratiques à une sorte d'inversion du rationalisme des Lumières conduisant les sujets eux-mêmes à désirer leur propre servitude. En conséquence, la psychanalyse est violemment prise à partie par les neurosciences et le comportementalisme, qui sont les deux piliers de ce sombre hygiénisme des âmes par lequel un individu risque toujours d'abdiquer sa liberté pour se mouler dans un modèle de soumission collective ou d'illusion thérapeutique. La psychanalyse est attaquée partout dans le monde - et par les psychanalystes eux-mêmes, parfois complices d'une volonté d'auto-anéantissement - parce qu'elle représente - avec la littérature, la philosophie ou les arts - l'une des formes les plus modernes de résistance à la pratique de l'expertise, du contrôle et de l'évaluation.

Pour finir, je voudrais rappeler qu'en 1999, Francis Fukuyama - penseur idolâtré des évaluateurs et des experts en tous genres, propulsé d'ailleurs sur la scène française par des adeptes d'une tradition antifreudienne de la psychologie - avait prophétisé la venue d'un " homo pharmacologicus " susceptible de protéger l'être humain des périls de la dialectique et de l'histoire.

À cet égard, la France freudienne doit être à l'avant-garde d'un nouveau combat des Lumières contre l'obscurantisme des expertiseurs et des dépisteurs d'inconscients. Et j'appelle tous ceux qui refusent d'être enrôlés dans les bataillons de ce pouvoir disciplinaire - psychiatres, psychanalystes, psychothérapeutes, psychologues, philosophes, écrivains - à rejoindre les rangs de ceux qui s'y opposent. Je ne doute pas qu'il y aura dans ce pays - au plus haut niveau de l'État - une prise de conscience salutaire. J'en suis même convaincue.

La menace est là mais ne la surestimons pas. Car ce serait oublier que le désir de liberté finit toujours par triompher des forces obscures qui visent à son abolition.

http://www.humanite.fr/journal/2004-01-13/2004-01-13-386054 - topArticle paru dans

l'édition du 13 janvier 2004.


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POINT DE VUE
Quand la France s'helvétise, par François Ansermet
LE MONDE | 22.11.03 | 14h55 • MIS A JOUR LE 25.11.03 | 11h39

A travers l'amendement Accoyer, la France semble vouloir réglementer les thérapies psychiques en les regroupant, une fois accréditées, sous la catégorie générale de la psychothérapie, tout en stipulant que son exercice devrait être réservé aux médecins et aux psychologues, mis à part ceux qui ont une pratique depuis plus de cinq ans et qui, eux, devraient être évalués au cas par cas.

Réglementer : c'est un problème qu'on connaît bien en Suisse. Il y a longtemps qu'on y a réglementé les psychothérapies. La Suisse, pour exister, a vraisemblablement besoin de règlements, qui d'une certaine manière servent à autre chose que l'objet sur lequel ils légifèrent. L'auteur dramatique Max Frisch se demandait déjà ce qui faisait de la Suisse, un pays : les langues sont différentes, on ne se comprend pas, son centre est vide, occupé par des montagnes qui divisent son territoire, rejetant les centres urbains à sa périphérie, sur les frontières. Pour lutter contre ce mouvement centrifuge, il faut fédérer, il faut des règlements qui dépassent les limites propres aux cantons qui constituent la Confédération.

Mais la France est centraliste. Ce n'est pas une confédération. Et voilà qu'elle a aussi besoin de réglementer jusqu'à la psychopathologie de la vie quotidienne. La Suisse, qui ne fait pas partie de l'Europe, deviendrait-elle un modèle pour l'Europe ? Assisterait-on à une helvétisation de l'Europe plutôt qu'à une européanisation de la Suisse ? Ceci expliquerait cela. D'où l'intérêt de proposer la Suisse comme laboratoire de ce que la France est en train de choisir si l'amendement Accoyer subsiste.

Sur quels critères accréditer les différentes formes de psychothérapie ? Le plus souvent évoqué est celui de la démonstration de leur scientificité. Il y a aussi la transparence des fondements, ou la lisibilité des parcours de formation. A première vue, rien de dramatique. Qui s'en plaindrait d'ailleurs ? Dans les thérapies psychiques, on s'y perd en effet. Que penser de la thérapie à la bougie ? Ou des certitudes de certaines sectes à vocation thérapeutique qui veulent imposer leur croyance à ceux qu'elles arrivent à prendre dans leurs filets ?

Mais le tableau n'est pas si simple. La question de savoir si un traitement est fondé scientifiquement ou non, est celle de la médecine autant que celle des champs définis par elle comme parallèles. Seulement 15 % des traitements en médecine ont été démontrés comme fondés scientifiquement quant à leur efficacité.

Considérer qu'il y a d'un côté une médecine qui sait ce qu'elle fait sur le plan scientifique, et de l'autre, des thérapies parallèles fondées sur des croyances, est donc une vision illusoire. Cette opposition est déjà interne à la médecine. C'est peut-être pour masquer cette réalité que les médecins ou les psychologues se prêtent à évaluer ceux qui sont hors de leur champ. On voit bien le mécanisme. En pointant ceux qui n'y sont pas, on délimite son propre champ ; ceux qui s'y trouvent sont du même coup validés en un tour de passe-passe où personne n'a rien vu.

On pourrait faire l'hypothèse qu'une réglementation généralisée, sans distinction, rassemblant toutes sortes de pratiques sans commune mesure, sous l'appellation générique de psychothérapie, risque de produire justement ce que l'on voulait éviter. Il suffira, pour en être, de faire croire à ce que l'on croit, de l'imposer à travers une certaine congruence avec les systèmes de représentations et les conceptions étiologiques du moment. Finalement, ce qu'on a voulu réglementer pour parer à la dispersion des thérapies psychiques et au défaut de preuve quant à leur efficacité, risque de se retrouver sous la même forme à l'intérieur du champ des psychothérapies accréditées.

Il s'agirait aussi d'évaluer les évaluateurs, en particulier lorsqu'ils décident des démarches qui ne font pas partie de leur domaine de compétence. Par exemple, faire accréditer la psychanalyse par des universitaires psychiatres ou psychologues qui l'ont pour la majorité exclue de leur champ, comporte un aspect plus que paradoxal. D'autant plus qu'avec la psychanalyse, c'est aussi la clinique elle-même qui est exclue pour lui substituer des modèles universalisants, cognitivo-comportementaux, neurobiologiques ou de gestion administrative de patients. Ce qui aboutit en fin de compte à réglementer le particulier, en le résorbant dans du prêt-à-porter, où tout paraît maîtrisé sous les impératifs du multiple.

Tout cela est le signe d'un certain déclin de la clinique : les derniers soubresauts de sa méthode se trouvent maîtrisés sous les universaux propres aux démarches consensuelles d'accréditation des thérapeutes ou de traitements, où va se sceller l'unité de ceux qui sont reconnus.

La réglementation généralisée va en effet concerner aussi la durée des traitements. C'est du moins ce que nous constatons en Suisse. A travers des conférences de consensus, on admet que telle ou telle pathologie doit être traitée d'une certaine manière, pendant un temps défini. On établit des normes sur la base de tableaux syndromiques constitués par des collections de signes repérés sur un mode synchronique, annulant les dimensions propres du sujet, de son histoire, de son impasse. On est dans une logique du questionnaire plutôt que du questionnement. C'est là que se joue l'effet le plus pernicieux des normes réglementées qui vont de pair avec le déclin de la clinique.

On comprend que tout cela procède de démarches à des fins d'économie. Celles-ci se révèlent paradoxalement coûteuses aussi bien en termes sociaux qu'en termes financiers. Les patients "hors relation" peuvent évoluer vers une errance, à la recherche d'interlocuteurs qui puissent recevoir leur plainte et reconnaître leurs troubles. En pensant faire des économies dans le champ de la santé publique, on se contente de déplacer un centre de charges vers un autre qui évidemment n'apparaît plus dans les tableaux de statistiques sanitaires.

Si du côté de la santé publique, on ne peut plus maîtriser l'immaîtrisable, cela n'empêche que du côté du sujet, on ne puisse pas supporter l'insupportable. Le malaise qu'on a voulu résorber fait retour au détour de ces deux impasses, comme le refoulement.

Dans la gare centrale de New York sont apparus depuis peu des petits studios d'enregistrement - un peu comme des Photomaton - destinés à prélever au passage les témoignages de vie de ceux qui errent dans la métropole et qui peuvent venir y déposer la fiction qui les porte. Une écoute anonyme, une adresse sans interlocuteur : quel est le destin de cette parole sans adresse qui laisse perplexes même ceux qui ont lancé cette démarche, au point de devoir collecter ces enregistrements pour les archiver dans des bibliothèques, comme matériel d'étude, coupe transversale du malaise actuel de la civilisation ?

Bref, plus on réglemente les thérapies, plus elles se multiplient, se diversifient, plus l'évidence de ce qui n'est pas maîtrisable se révèle.

On ne peut maîtriser ce qui échappe. La surprise, c'est qu'en résulte un appel au psychanalyste comme en urgence. C'est ce qu'on peut déjà constater dans le champ de la médecine de pointe qui, en voulant tout régir à partir de l'universalisation du sujet, se trouve prise de vertige face à un impensable.

C'est le cas des avancées de la médecine universitaire, des biotechnologies qui butent sur l'incontournable de la singularité, convoquant la psychanalyse comme avenir de la médecine, comme dernière fleur de la médecine, queue de la médecine comme le disait Lacan. La psychanalyse serait-elle le dernier lieu de la clinique ?

Voilà que le sujet fait retour dans les champs les plus pointus de la science. La plasticité cérébrale ou l'épigenèse démontrent une détermination de l'indéterminé, qui ne peut faire autrement que de laisser toute sa place au sujet. Les neurosciences et la psychanalyse butent ainsi ensemble sur l'incontournable question de la singularité. Reste à lui trouver un lieu d'adresse. Celui-ci est improbable, toujours à réinventer, au cas par cas. C'est ce que propose la psychanalyse qui, au-delà de la plainte, cherche à extraire ce qui fait le particulier du sujet, la singularité de son symptôme, quand la souffrance a cédé le pas à l'invention.

François Ansermet est membre de l'Ecole européenne de psychanalyse, professeur de psychiatrie d'enfants et d'adolescents à la faculté de biologie et médecine de l'université de Lausanne.
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 23.11.03


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AGENCE LACANIENNE DE PRESSE


Bulletin spécial "La guerre des palotins" n° 11 - Paris, jeudi 22 janvier 2004


- JAM : NOUVEL ENTRETIEN


JAM : « LA RECONFIGURATION »


Paris, le 22 janv (ALP / 19 h 30) — Nous avons demandé à JAM un nouvel entretien.



- ALP : Après votre dernier entretien, nous avons reçu de nombreuses questions.


- JAM : Combien ?


- ALP : Une douzaine. Un certain nombre n’est pas d’accord avec vous. On ne vous trouve pas très clair, contrairement à votre habitude. Les uns demandent des éclaircissements…


- JAM : Je ne demande pas mieux.


- ALP : … les autres pensent que si vous n’êtes pas clair, c’est délibérément.


- JAM : Cela m’arrive, en effet.


- ALP : Est-ce que vous reconnaissez ou non qu’il y a des avancées avec l’amendement Mattéi, qui, tout de même, met à part les psychanalystes ? Certains vous taxent d’obstination.


- JAM : J’admets volontiers que Bernard Accoyer a fait un pas en disant que son amendement pouvait être amélioré ; qu’Yves Bur en a fait un autre. M. Mattéi s’est livré à une manoeuvre de division, et à…


- ALP : Qui est Yves Bur ?


- JAM : Un UMP, député alsacien, médecin, ami d’Accoyer, et le secrétaire de la Commission des affaires sociales de l’Assemblée. Il a déclaré publiquement le 17 décembre, et j’en ai pris acte devant lui, que tout pouvait être réécrit. Je faisais confiance pour cela à la sagesse du Sénat. Or, voici que M. Mattéi est intervenu, a convoqué à la va-vite une réunion dans son bureau, où je n’étais pas.


- ALP : Et pourquoi ?


- JAM : J‘avais à faire une présentation de malades dans un h&ocir

29/01/2004
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