Chaque visage est le Sinaï d'où procède la voix qui interdit le meurtre - Lévinas

Archives... etc 2005

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Ici, dans la suite de ce qui a été fait l'an dernier, les articles touchant de plus ou moins prés à la psychanalyse afin de se tenir au courant des mouvements qui la parcourent ou l'agitent, des pensées qui la traversent, des esprits qui la côtoient, des intérêts, des interrogations ou des craintes qu'elle soulèvent. Un parcours qui se trace au hasard de nos rencontres et de nos promenades, sans à priori...






Les cheminements de Julia Kristeva
Un article paru en ligne sur

la Croix.com
http://www.la-croix.com/article/index.jsp?docId=2172059&rubId=4077

Cette intellectuelle attachante, aux multiples appartenances, et qui aime à croiser les disciplines, reçoit samedi 4 décembre en Norvège le premier prix Holberg, équivalent du Nobel pour les sciences humaines


Elle a prêté le néologisme à l’héroïne de son dernier roman : Je me voyage, dit Stéphanie Delacour dans Meurtre à Byzance (1). Comme aurait pu le dire la jeune étudiante débarquée à Orly, une simple valise en main, cinq dollars en poche et des rêves plein la tête. Et comme pourrait le dire près de quarante ans plus tard l’universitaire de réputation mondiale qui devient, ce 3 décembre à Bergen, première lauréate d’un prix créé par le Parlement norvégien pour récompenser «des travaux scientifiques exceptionnels en sciences humaines, sciences sociales, droit ou théologie», et doté de 540 000 € : le prix Holberg, du nom d’un universitaire et dramaturge du XVIIIe siècle qui aimait, précisément, «se voyager» au croisement des genres et des disciplines.

Comment Julia Kristeva, élue entre des centaines d’intellectuels proposés par les plus grandes universités de la planète, reçoit-elle cette consécration ? Il faut la croire quand elle se déclare, dans la paix de l’appartement qu’elle partage avec Philippe Sollers et leur fils David face au jardin du Luxembourg, à la fois «très honorée», bien sûr, mais aussi à distance d’une telle récompense. «Ce n’est pas moi, justifie-t-elle. Le travail intellectuel me paraît très loin du monde des “valeurs”, de ce qui se mesure, se compare ou s’honore…» La distance d’«un abîme», dira-t-elle, entre le lieu où elle se situe et celui où elle se voit célébrée.

N’y a-t-il pas aussi un abîme entre tous les univers qu’elle aura traversés avec, depuis toujours, la volonté de les relier pour leur permettre de se féconder ? Son doctorat sur la naissance du roman – pour lequel elle avait reçu la bourse du général de Gaulle qui lui fit quitter la Bulgarie –, puis la rencontre décisive avec Sollers, l’homme de sa vie, mais aussi le meneur de l’équipe de la revue littéraire Tel Quel, avec Roland Barthes, François Wahl, Marcelin Pleynet, non loin de Lacan… Avec, ensuite, la passion de l’intertextualité, débusquant dans toute production littéraire les contours des citations qui en composent la mosaïque. Et enfin – à supposer que l’aventure ne la mène pas encore sur d’autres voies ! – la psychanalyse, d’abord comme réconciliation personnelle avec des blessures originelles, puis comme pratique thérapeutique au service de ceux – nombreux, débarquant de tous pays et à tout moment chez elle – que sa qualité d’écoute révèle à eux-mêmes.

Cosmopolite et nomade, telle est sa destinée

«Je me sens comme traversée par un méridien, confie-t-elle. J’aimerais tant souder, créer des ponts…» Des ponts entre Est et Ouest, entre les multiples pans de ses investigations, une soudure pour rétablir, en soi et pour autrui, quelque chose de l’unité perdue. Elle est comme ça, Kristeva, et comme l’indique déjà son nom («de la croix») : à la croisée de tant de chemins, toujours en quête de relations et de connexions, comme hantée par l’idée d’un domaine déserté qui recèlerait une potentialité de sens dès lors perdu à jamais. Cela vaut pour les multiples champs de savoir – linguistique et sémiotique, psychanalyse et anthropologie… – qu’elle conjugue en essais savants (une trentaine, à ce jour), mais aussi par des polars haletants… Et cela vaut d’abord pour elle, quand elle se définit «citoyenne européenne, de nationalité française, d’origine bulgare et d’adoption américaine» – glissant, au passage, qu’elle doit ce prix à la traduction de son œuvre en anglais… D’ailleurs, l’accueil des universités anglo-saxonnes, où elle ne cesse d’être sollicitée, dépasse de loin celui de l’Hexagone, ce qui la range dans le club prestigieux des intellectuels français appréciés, aux États-Unis, pour leur liberté de pensée : Derrida, Ricœur, Girard…

Cosmopolite et nomade, telle est sa destinée, inséparablement douloureuse et privilégiée, clairement assumée – voire fièrement : on n’est pas slave en vain. L’égérie surdouée des années 1968, cheveux longs et minijupe, est devenue une grande dame respectée, à l’élégance toujours racée, au charme intense de la maturité. Rien de triste dans un tel parcours ! Rien qui ne soit assumé, non plus. L’interpelle-t-on sur d’anciennes passions maoïstes ? Elle répond qu’un mois en Chine, en 1974 – avec Sollers et sa bande – fit déchanter celle qui se préparait à devenir sinologue : le communisme n’avait rien pour séduire une Bulgare en exil, et son féminisme lui-même en prit un coup.

«Je me méfie, confie-t-elle aujourd’hui, de tout système de pensée de masse. On a vu où menaient les révolutions, qu’elles soient bourgeoises (au mépris des libertés individuelles), prolétariennes (débouchant sur le Goulag) ou tiers-mondistes (faisant l’impasse sur la singularité). Je me soucie davantage de l’intime, à travers l’inconscient, la maternité, le roman…» Et de se reconnaître «davantage dans Duns Scot que dans Simone de Beauvoir» dans l’affirmation, par le scolastique franciscain médiéval, le l’«ecceitas» de la personne : c’est «cet homme-là» qui importe, se montrant si singulier en sa créativité, plutôt qu’une communauté indifférenciée. Gare aux communautarismes !

Non que la politique ne trouve plus de place dans son travail. Mais c’est dans l’ordre éthique, pour réfléchir sans répit aux modalités et aux conditions de possibilité du pacte social, à rebours des enfermements d’une certaine mondialisation. Avec ce test, irrécusable à ses yeux, qu’est la place faite à la singularité des multiples formes d’étrangeté : être femme, immigré, handicapé… Si Julia Kristeva s’est engagée si essentiellement dans ce combat – recevant notamment une mission de Jacques Chirac sur le handicap (2) –, cela ne tient pas au seul fait que son fils n’a pas grandi selon les rythmes et normes reçus : c’est, là encore, pour que la société fasse droit à quiconque ne présente pas un profil «normé». De là son immense sensibilité à toute fragilité qui serait, de ce seul fait, marginalisée. Et sa méfiance quant à certains combats, de minorités sexuelles par exemple, qui ne feraient qu’ériger de nouveaux communautarismes.

Un intérêt inattendu pour… Jean-Paul II

La vulnérabilité. C’est, curieusement – ou peut-être pas, après tout – par ce biais qu’elle s’est trouvé prise d’un intérêt inattendu pour… Jean-Paul II ! Alors qu’autour d’elle des soixante-huitards pas forcément repentis deviennent des papistes confits, elle n’est pas encore revenue d’une rencontre avec ce pontife que l’âge et la maladie ont fait renoncer à être pontifiant. Certes, elle est marquée par la foi de ses parents, qui leur permit de résister au totalitarisme (son père, empêché d’exercer la médecine, travaillait à l’administration du saint-synode orthodoxe) et par la force de la spiritualité byzantine comme expression de toute une culture est-européenne («sans laquelle l’unité du continent ne pourra se faire»). Certes, elle garde la nostalgie des liturgies sensorielles de son enfance, inondations de sons, de senteurs et de couleurs. Et elle reste marquée par la place que cette tradition laisse au secret, pour protéger cette transcendance : «La cloison de l’iconostase, le voile posé sur le pain et le vin consacrés, tout cela nous dit : Tu ne verras pas le Mystère. On est aux antipodes des reality-shows qui banalisent l’intime et en font une marchandise…»

Mais, depuis sa jeunesse et une opposition œdipienne à la religion paternelle, elle se définit comme faisant partie «des rares athées qui restent», demeurant en interrogation permanente. Pourtant, le vieux Pape, croisé en 2002 à Sofia, a touché la rebelle Julia : «Je n’avais plus devant moi l’image d’une Église catholique toute-puissante – qu’elle est aussi ! –, mais d’une harmonique du christianisme qui me parle beaucoup comme psychanalyste : montrer de manière déculpabilisée, mais sans complaisance perverse, l’essence sado-masochiste du désir (dont le film de Gibson est une parodie en carton-pâte…). Jean-Paul II arrive à transmuer cela, en prenant le risque de paraître l’exhiber, mais pour aller au-delà, jusqu’à la limite de l’humain, située précisément en sa vulnérabilité. Dans notre monde technique, avec son culte de la puissance, de la jouissance et du conformisme mondialisé, cette vulnérabilité passe pour honteuse, alors qu’elle met par terre le surhomme, le dieu que l’homme moderne s’imagine être devenu.»

Ainsi se dévoile la volonté de cette femme de conviction : contribuer à «changer le regard» de la société sur l’homme fragilisé, à «accepter le mal-être» d’un grand nombre, à «discerner l’être humain derrière la carence» de quelques-uns… Ainsi s’entend son projet, à l’orée d’une soixantaine sereine : continuer à «se voyager», d’une migration à une autre, car le nomadisme est décidément son destin. Continuer à explorer les interfaces et à déplacer les frontières des contrées, des disciplines de la pensée et des discours constitués, voire de l’intime et du «sacré», compris comme «la frontière où l’homme, se distinguant de l’animal et d’autrui, commence à construire du sens et en prend conscience» – ce qui ne se peut, précise-t-elle, qu’à condition de «déplacer ses propres frontières intérieures» et donc d’effectuer un rude travail sur soi. Continuer, enfin, à prendre soin de ses patients, les aider à retrouver en eux le contact avec ce «sacré» et permettre à leur désir de s’exprimer, quitte à ce que le fond doive être touché pour pouvoir redémarrer.

Dans la bibliothèque du vaste salon où elle reçoit attentivement ses hôtes, le voisinage étrange et suggestif d’une photo sobre du World Trade Center de New York et d’une icône de trois saints guérisseurs bulgares, léguée par son père, semble témoigner de ce souci. Julia Kristeva cite Proust : «Les idées sont des succédanés des chagrins.» Mais c’est elle, la femme, l’exilée, l’épouse, la mère, l’écoutante, qui poursuit : «C’est sans fin que nous nous demandons comment il est possible que les chagrins ne conduisent pas à la mélancolie et à la mort, mais à cette étrange énigme qu’est le travail de la pensée… C’est sans fin, et c’est heureux.»


Michel KUBLER


(1) Lire La Croix du 8 avril 2004.
(2) Lire La Croix du 6 mars 2003.



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Société
http://archquo.nouvelobs.com/cgi/articles?ad=societe/20041222.FAP2552.html&host=http://permanent.nouvelobs.com/
Jean-Louis Normandin: «faire face à l'indicible»

VILLACOUBLAY, Yvelines (AP) -- Jean-Louis Normandin, journaliste à France Télévision, retenu en otage pendant plus de 20 mois au Liban dans les années 80, a tenu a venir mercredi à l'aéroport de Villacoublay (Yvelines) couvrir pour sa chaine le retour de ses deux confrères, Christian Chesnot et Georges Malbrunot, libérés la veille.
Présent à Villacoublay en tant que journaliste, il a aussi fait le déplacement comme témoin. Témoin, dit-il, de la souffrance «indicible» que l'on ressent dans ces circonstances.
Jean-Louis Normandin est venu «les prévenir qu'ils seront obligés de revenir sur cette histoire d'une manière ou d'une autre». «Ils sont en bonne santé, Dieu merci, mais là, on n'est plus dans le domaine de la santé», a-t-il expliqué à l'Associated Press, avant l'atterrissage de l'avion ramenant ses deux confrères. «On est dans le domaine du vécu, des affects. On est dans le domaine du psy».
L'ancien otage d'Antenne 2 se souvient de sa difficile réadaptation à la vie normale, même des années après sa captivité (mars 1886 - novembre 1987). «Au bout de 10-15 ans, je suis reparti en reportage, j'ai couvert des conflits. J'avais simplement oublié l'essentiel en me rejetant dans ce métier formidable: il y avait ces fameuses choses enfouies qui, à un moment donné, sont ressorties», a-t-il raconté.
Quelles sont ces «choses enfouies»? «Il y a deux choses: le sentiment de culpabilité, et une autre chose qui s'appelle l'indicible. Parce que, ce qu'on vit, on ne peut pas le dire, il n'y a pas de mots. Les spécialistes aident à mettre des mots sur l'absence de mots, à faire face à l'indicible».
«A mon retour, j'étais seul dans mon mutisme. Il a fallu que je rencontre des spécialistes, que je parle aux amis, à ma femme. J'ai opté pour la psychanalyse, tout simplement, car quand on a un problème de voiture, on va voir un garagiste. Moi, je ne savais pas comment m'en sortir, quelle procédure utiliser pour évacuer ces symptômes. Il faut savoir que cette aide existe et proposer à des gens comme Chesnot et Malbrunot des solutions douces», a-t-il conclu. AP


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Une historienne de la psychanalyse Élisabeth Roudinesco à propos d'un philosophe Jacques Derrida

http://www.humanite.presse.fr/journal/2005-01-15/2005-01-15-454810

AMIS DE L’HUMANITÉ
Son exercice des médias a été profitable

Par Élisabeth Roudinesco,

historienne de la psychanalyse.

Faute de pouvoir être présente, le 29 janvier, au théâtre du Rond-Point, je vais essayer de parler des relations de Jacques Derrida avec ce qu’on appelle les médias, puisqu’il doit s’agir de cette approche. D’abord, il me semble que le mot « signal » - au pluriel ou au singulier - cité dans le programme est bien choisi. C’est un terme que Jacques utilisait volontiers quand il voulait adresser un signe à quelqu’un dans un texte : à un lecteur, à un ami, voire à un ennemi ou à un adversaire, en bref à un destinataire dont il ne donnait pas forcément le nom. Ainsi laissait-il une trace qu’il fallait interpréter, car le signal est à la fois un sceau avec lequel on signe un acte, ou encore une marque, un avertissement, mais aussi un symptôme - en psychanalyse, on parle de signal d’angoisse - et enfin un concept spécifique du champ de la communication.

Quand son oeuvre a commencé à être lue et connue, il y a environ trente ans, la presse et la télévision ne jouaient pas dans la vie intellectuelle le même rôle qu’aujourd’hui. Je le sais d’autant plus que c’est à cette époque que j’ai moi-même commencé à publier des livres. On ne se souciait guère des grands médias, car la communauté savante, à l’intérieur de laquelle se déroulait le débat critique, était plus homogène qu’elle ne l’est dans notre monde entièrement tourné vers l’économie de marché.

Pendant longtemps, Jacques a refusé d’être photographié et, contrairement à Michel Foucault et à Roland Barthes, et bien qu’il ait été très tôt un philosophe politiquement engagé, il n’écrivait guère pour la presse. Il redoutait ce fameux comptage des signes qui est la règle d’or du journalisme. Quand Edwy Plenel lui proposa d’être chroniqueur associé au Monde, ce qui signifiait l’obligation de rédiger un article par mois, dûment calibré, il déclina l’offre. D’une manière générale, il ne supportait pas l’idée d’être limité dans l’expression de sa pensée et du coup, il regardait l’écriture journalistique - fût-elle la plus talentueuse - comme une simplification sans doute nécessaire, mais à laquelle il préférait ne pas avoir recours. Et s’il acceptait de donner un entretien à la presse écrite, il exigeait qu’une place suffisante lui fût accordée et il usait d’une langue toujours très choisie, précise et élaborée.

J’ai eu avec lui, à ce sujet, de nombreuses discussions puisque j’avais choisi de me confronter à ce type d’écriture si distincte de celle des livres. Au fond, j’ai toujours regardé l’écriture journalistique - la vraie, pas le jargon - comme semblable à l’écriture cinématographique où la contrainte narrative est si forte.

Il y avait pour Jacques les journaux « amis » - l’Humanité, la Quinzaine littéraire,

le Monde diplomatique, les Inrockuptibles - et les « autres » auxquels il était rare qu’il répondît. Et s’il le faisait - comme ce fut le cas pour le dernier entretien réalisé par Jean Birnbaum pour le Monde au mois d’août 2004, un mois avant sa mort - c’est parce qu’il entretenait une relation personnelle avec le journaliste venu l’interroger, mais alors il entrait en guerre contre lui-même et contre son interlocuteur, tout en conservant envers celui-ci, malgré ses colères, ses angoisses et sa culpabilité, une infinie délicatesse. À propos de cet entretien, il ne fut pas très satisfait de la photographie qui l’accompagnait, et pourtant il ne s’y opposa pas : « Il ne leur suffit pas de "savoir" que je suis malade, il ne suffit pas que je le "dise", me confia-t-il, il veulent voir la trace de la maladie sur mon visage et ils veulent que le lecteur la voie. » La télévision, c’était autre chose. Jacques la regardait beaucoup, passant d’une chaîne à l’autre avec impatience et curiosité. Quand j’ai su que nous avions en commun de ne jamais pouvoir entrer dans une chambre d’hôtel sans allumer immédiatement le poste de télévision, quelle que soit la langue et le pays, je me suis sentie moins coupable de céder à ce rite solitaire. Pour ma part, où que j’aille - je voyage beaucoup - je cherche d’abord TV5 et puis, bien entendu, les films, héritage de ma cinéphilie. Lui c’était plutôt CNN. Et comme il voyageait sans cesse et que le décalage horaire l’empêchait souvent de dormir, il pouvait passer beaucoup de temps en présence d’un écran allumé dans sa chambre. Cela ne l’empêchait pas, bien au contraire, de critiquer la vulgarité du langage médiatique.

Il avait par ailleurs fort bien intégré la présence de la caméra à ses séminaires et dans des rencontres ou des colloques. À cet égard, il faisait preuve d’un sens aigu de l’archive. Il avait compris - ce qui me touchait beaucoup - à quel point il était nécessaire, pour que les historiens puissent travailler sur la pensée en mouvement, de ne pas négliger l’archive orale et visuelle. Les livres ne suffisent pas, même s’ils sont l’essentiel d’une oeuvre. Ce n’est que vers 2000 qu’il a commencé à accepter l’idée d’aller parler à la télévision ou sur les ondes, ou encore de participer à des émissions sur des sujets divers, entre autres politiques.

Je crois avoir joué un certain rôle dans cette décision. Quand nous rédigions notre dialogue, entre 2000 et 2001 (De quoi demain...), il avait encore l’impression que son oeuvre était méconnue en France et il reprochait à la grande presse de ne pas être capable d’en rendre compte sérieusement. Je pensais au contraire qu’il était beaucoup plus lu et compris qu’il ne le croyait, surtout depuis la publication de Spectres de Marx en 1993. Je lui fis remarquer qu’il était devenu, au fil des années, un philosophe beaucoup plus visiblement engagé dans les combats politiques et que cela avait fait de lui, en France, l’héritier d’une tradition issue de Hugo, Zola, Sartre, etc. Et d’ailleurs, dans le premier dialogue, nous abordons des questions politiques : la fidélité à un héritage, le combat contre la peine de mort, la question de la Révolution, l’antisémitisme, le racisme, les nouveaux liens de parenté, la violence envers les animaux.

Il avait accepté pour la sortie de ce livre de participer à certaines émissions de télévision et de radio - chez Giesbert et chez Assouline (qui animait alors les matins de France-Culture) - mais aussi de rencontrer des lecteurs dans des librairies de province, à Toulouse, à Montpellier. Et aussi à Strasbourg, où il avait l’habitude de se rendre. Et bien sûr, nous avons fait un débat à Espaces Marx avec Jean-Paul Monferran et Arnaud Spire. Il faut dire que le livre est sorti exactement le 11 septembre 2001. Jacques était encore en Chine, après avoir séjourné aux États-Unis. Dès son retour, le livre a été lu comme prophétique à cause de son titre et des thèmes abordés qui rendaient compte de la fragilité et des inquiétudes du monde occidental. Et pourtant, nous n’avions rien prévu du tout quant à l’événement lui-même. Mais du coup, ce que nous disions prenait une signification nouvelle, inattendue, ouverte à « ce qui arrive », comme il aimait le dire.

Chaque fois, il était tantôt satisfait et tantôt mécontent de lui-même et des journalistes, regrettant toujours d’avoir été limité dans sa parole. Il n’empêche qu’à mes yeux l’exercice lui a été profitable et à moi aussi. Je crois qu’il a pris conscience, malgré ses déclarations souvent négatives, de la place éminente qu’il occupait en France - y compris dans les médias qui nous ont été plutôt favorables, à l’exception toutefois d’un article grotesque de l’Express dans lequel nous étions brocardés de la pire manière.

Quinze jours avant sa mort, évoquant le questionnaire que Bernard Pivot proposait à Apostrophes, il me dit : « Quand j’arriverai devant saint Pierre, voilà ce que je dirai : "Je demande pardon" et "les paysages sont beaux". Souvenez-vous de cela. »



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Libération du jeudi 20 janvier 2005

Philosophie
Guattari, homme d'affluences

Comment le chantier de«l'Anti-OEdipe» a été préparé par le psychanalyste.

Par Robert MAGGIORI



Félix Guattari
Ecrits pour L'Anti-OEdipe
Textes agencés par Stéphane Nadaud. Editions Lignes
& Manifeste, 512 pp., 30 €.



n savait Gilles Deleuze menuisier et géomètre. Ecrire, disait-il, «n'a rien à voir avec signifier, mais avec arpenter, cartographier, même des contrées à venir». Et philosopher revient toujours à fabriquer des concepts, les clouer, les coller, les râper, les agencer non pour poser un coffrage sur la réalité, mais pour imbriquer de pans de réalités hétérogènes qui, en se touchant, créeraient des plans nouveaux, des «catastrophes» d'événements. Il faudra désormais le voir aussi en mineur ou en chercheur d'or, triant roches, cailloux et agglomérés pour trouver au fond du tamis quelque pépite. Cette image vient à l'esprit quand on lit, non Deleuze lui-même, mais Félix Guattari. Ou, plus exactement, quand on imagine Deleuze ouvrir et examiner les sacs de minerai que lui apportait son ami le carrier.

De Félix Guattari, on publie aujourd'hui Ecrits pour l'Anti-OEdipe, une «mine» de textes inédits, notes, fiches de lecture, boîtes à outils, coffrets de concepts que le psychanalyste, à partir de 1969, a adressés au philosophe en vue de la construction de cet «étrange navire» que sera l'Anti-OEdipe. On a sans doute quelque mal, aujourd'hui, à entendre la déflagration que provoqua ce livre. C'était, a-t-on, dit, une bombe placée sous l'édifice de la psychanalyse, du freudo-marxisme, du lacanisme, de l'anthropologie structurale, sinon du «mécanicisme» des sciences physiques et naturelles. Mais sans doute faut-il ajouter bien autre chose pour comprendre son impact : le déploiement nietzschéen des «instincts joyeux de la guerre», une irrévérence absolue, une force, un style, une inventivité sans bornes, un grand vent tempétueux qui faisait passer dans la pensée tous les courants créatifs de Mai 68, ébouriffait, chamboulait, «déterritorialisait» tout ce qu'il touchait, la conception du désir, la libido, le corps, la notion de sujet, la signification qu'on attachait à agir, penser, signifier, agir, jouir, produire... Le livre était lui-même cette «machine désirante» qu'il théorisait. Il paraît en 1972, sous la signature conjointe des deux amis, dont l'oeuvre commune se poursuivra avec Kafka ­ pour une littérature mineure (1975), Rhizome (1976), Mille Plateaux (1980) et Qu'est-ce que la philosophie ? (1991).

«Nous avons écrit l'Anti-OEdipe à deux. Comme chacun de nous était plusieurs, ça faisait déjà beaucoup de monde.» Si «le seul sujet est le désir lui-même», et si le désir est directement force sociale et historique, production, flux parmi les flux, machine au moteur immanent qui dessine des nouvelles formes d'agrégation, on comprend qu'un «auteur» puisse être tout au plus un «point de subjectivation» transitoire, «évanouissant», et, plus sûrement encore, un croisement de «lignes bifurquantes, divergentes, emmêlées», un «agencement», une multiplicité donc, à laquelle, pour simplifier, on aurait donné le «Deleuze-Guattari». Pourtant, bien que l'un et l'autre aient travaillé à se rendre «méconnaissables», la «paternité» de l'Anti-OEdipe a été, avec le temps, attribuée à Gilles Deleuze, ne serait-ce qu'en raison de la place prééminente qu'il occupait dans la philosophie. Guattari aurait été tous les affluents, et Deleuze le fleuve d'écriture, l'un le chantier, l'autre la maison. Il est probable, en effet, que la «dernière main», le formatage, la finition et la finalisation de l'ouvrage soient revenus à Deleuze. Mais il est certain que Guattari a eu tout sauf un rôle «ancillaire». L'Anti-OEdipe est «ce qui s'est passé» entre eux, une circulation, pour reprendre leur lexique, d'affects, de prospects, de percepts et de concepts, un va-et-vient ininterrompu de textes produits et corrigés par l'un et par l'autre, de façon concise, articulée et mesurée par Deleuze ­ qui dit être semblable à une «colline» ­ de façon plus torrentielle, exubérante, accélérée, «schizo-analytique» par Guattari, qui «n'arrête jamais», «a des vitesses extraordinaires», et que son ami compare à «une mer, toujours mobile en apparence, avec des éclats de lumière tout le temps».

Les Ecrits pour l'Anti-OEdipe témoignent de l'apport décisif de Félix Guattari : même le langage et le style de l'Anti-OEdipe semblent davantage devoir à la furie néologique dont il y fait preuve, qu'à l'expression somme toute classique des livres que Deleuze avait écrits juste avant, Proust et les signes, Logique du sens ou Différence et répétition. Et ils confirment le nombre de «champs» que Guattari a permis à Deleuze de voir sous un autre jour, tant pour ce qui est de la psychanalyse, de la psychiatrie, du lacanisme, que de problèmes politiques et sociaux. Ces Ecrits, Stéphane Nadaud a préféré les classer par «parties» ou «plateaux» («Psychanalyse et schizo-analyse», «Incidences militantes», «Linguistique pragmatique», «Plan de consistance»...) au lieu de les donner par ordre chronologique, qui eût été plus à même de montrer les «moments» du dialogue avec Deleuze, mais, c'est vrai, aurait caché le nomadisme ou le déploiement en rhizome de la pensée. On les laissera découvrir, évidemment, en annonçant qu'ils exigent une accommodation de l'oeil et de l'intellect. Certains sont d'une lumière crue («On travaille dans l'inconscient comme on travaille dans l'électronique ou la métallurgie. On met en place des unités de production»), d'autres d'une opacité totale, comme est opaque parfois la parole qui s'enflamme ou bégaie parce que, généreuse, elle veut tout dire, dire ce qui n'a jamais été dit comme ça et, pour le dire, invente des ritournelles, fait s'accoupler de façon monstrueuse mots et idées, notions et concepts. De la matière brute ­ un minerai, donc, qui, sur le tapis roulant qui va et vient de Deleuze à Guattari, est concassé, trié, dégagé de ses impuretés, pour pouvoir donner une once d'or ou «quelques grammes d'uranium enrichi».

Qui a écrit l'Anti-OEdipe ? Quelle question : Gilles Deleuze et Félix Guattari ! C'étaient deux amis, qui se vouvoyaient. Ils étaient tour à tour ou en même temps mine et mineurs, bois et charpentier ­ et réalisaient si bien l'«agencement de leurs différences» qu'ils auraient pu tout aussi bien être un architecte ou un sumotori. «A nous deux, Félix et moi, nous aurions fait un bon lutteur japonais.»

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Rebonds
Dans Libération du mercredi 26 janvier 2005

Confronté à la violence sociale, au corporatisme, à la bureaucratie... le secteur est en crise.
Psychiatrie, l'asile est de retour



Par Paul MACHTO



Paul Machto
psychiatre- psychanalyste.




Les réactions au drame de Pau ont montré l'ampleur de la catastrophe qui atteint toute la psychiatrie, publique et privée. Depuis plusieurs années, il n'est pas un congrès, un colloque, au cours desquels ne soit évoquée la «destruction» de la psychiatrie. Le point d'orgue en fut les états généraux de juin 2003 à Montpellier. L'inflation des nouvelles demandes faites à la psychiatrie, amplifiée par la psychologisation des difficultés survenant dans le champ social et dans la sphère privée, doit être interrogée. Après l'affaire de la réglementation des psychothérapies, voilà un chantier qui doit provoquer une remise en question des politiques, des psychiatres et des soignants ; cette crise dépasse le champ psy : elle concerne le lien social lui-même.

Ce qui est en question, c'est la transformation de la psychiatrie, l'abandon de sa dimension humaine, pour s'adonner à la technique. Quelle politique est à l'oeuvre dans le champ de la pratique ?

La violence s'est installée dans les hôpitaux tout comme elle fait partie de la vie quotidienne ­ les hôpitaux, comme l'école, ne sont pas isolés du social. Elle est directement liée à la précarisation, à la pauvreté du politique, à la dureté du libéralisme économique. Elle s'exhibe aussi sur les écrans, prenant parfois l'aspect de la terreur aveugle.

Dans les hôpitaux psychiatriques, du fait de la pénurie des effectifs, les soignants sont confrontés, à des situations de plus en plus difficiles, et, dans le désarroi qu'elles génèrent, des réponses à courte vue sont envisagées, parfois se mettent en place : pavillons pour malades «difficiles» (?), «perturbateurs» (?) ; vigiles avec chiens ; élaboration de procédures pour mise en isolement ; recensement d'«événements indésirables» ; multiplication des chambres d'isolement.

Une véritable régression est à l'oeuvre et ceci malgré le développement des traitements psychotropes, les progrès psychothérapiques et psychanalytiques dans l'approche des psychoses, l'existence de la sectorisation. Certains psychiatres vont jusqu'à avancer des propositions de nouvelles ségrégations par pathologies ! (1)

Pourtant, un jeune interne, Philippe Paumelle, s'appuyant sur les pratiques de psychothérapie institutionnelle, avait écrit sa thèse sur des «Essais de traitement collectif du quartier d'agités» (2). C'était en... 1951 ! Et les neuroleptiques n'existaient pas encore dans les HP.

Le mouvement créé après la guerre par un petit nombre de psychiatres allait aboutir à la politique de secteurs et, en 1969, à la séparation de la psychiatrie et de la neurologie. Autonomie de la psychiatrie au sein de la médecine, mais toujours remise en cause. En effet, un vaste mouvement de remédicalisation s'est opéré depuis vingt ans avec la disparition de l'internat de psychiatrie, la suppression du diplôme d'infirmier psychiatrique. La formation des psychiatres s'organise dans des services de CHU, souvent très médicalisés. Les apports de la psychanalyse sont combattus violemment par les tenants des thérapies comportementales. Pour l'acquisition du diplôme infirmier, seuls deux mois de stage sont nécessaires !

A cela s'ajoute la suppression de la dimension soignante dans la formation et la pratique des cadres de santé (les surveillants infirmiers) ; ils sont assignés à une position de stricte gestion administrative, avec parfois les outrances bureaucratiques dans lesquelles certains se complaisent ! Il en découle de terribles pressions sur les personnels, des luttes de pouvoir, voire de défiance vis-à-vis des médecins. Il faut reconnaître cependant que ces derniers, dans leur majorité, ne sont pas indemnes de responsabilité dans ces conflits de pouvoir. La collégialité, le savoir-faire infirmier, ne sont pas suffisamment pris en compte, ce qui génère frustrations, rancoeurs. Quant aux directeurs des soins, nouvelle appellation des infirmiers généraux, ils sont de véritables courroies de transmission de l'administration pour faire appliquer les politiques économiques et comptables. Ainsi une chaîne de pression opère dans toute l'organisation hospitalière.

Un fonctionnement bureaucratique est également à l'oeuvre dans les établissements : il n'est question que de procédures, de protocoles, qui visent à uniformiser les pratiques, véritable entreprise de mise aux normes. L'évaluation devient un simulacre, l'Anaes le Big Brother du XXIe siècle. Cet ensemble est exacerbé dans les processus d'accréditation des établissements hospitaliers. Les «transmissions ciblées» instaurent une novlangue, une attaque du discours clinique est entreprise : ce nouveau «concept», appliqué à la psychiatrie, vise explicitement à «un gain de temps», à ne plus «se perdre dans le narratif», à gommer toute subjectivité : le discours du patient doit être formaté pour être consigné et réduit dans le dossier.

A tout cet ensemble, s'ajoute la question de la pratique proprement dite : la place des psychotropes, devenue prépondérante, rejetant dans l'oubli, voire dans le mépris, l'approche institutionnelle, collective. Les laboratoires pharmaceutiques ont mis au point des stratégies très fines pour séduire les psychiatres, investissant le champ de la formation continue, suscitant de façon très sophistiquée des demandes afin de proposer leur offre (par exemple en direction des familles de patients). L'obsession de la durée de séjour, les «externements arbitraires», l'absence d'activité pour que les patients ne prennent pas trop goût à l'hôpital (sic), auxquels s'ajoute la dissociation du sanitaire et du social pour les patients psychotiques, ont conduit au règne du «fast-traitement», à la psychiatrie «moderne» ! Les patients les plus lourds se retrouvent souvent à la rue, clochardisés, au mieux dans des hôtels sordides, ou dans les prisons ! Cette politique des soins est le résultat du détournement de la critique de l'asile des années 70. Certains psychiatres s'en sont faits les hérauts en prônant une installation de la psychiatrie dans les hôpitaux généraux, les traitements obligatoires à domicile mais en ignorant totalement ce qu'il en est de la logique asilaire. L'asile est bien de retour.

Ce dont nous avons peut-être le plus besoin aujourd'hui, c'est un mouvement, un débat, qui viendraient remettre vigoureusement en cause le nouvel ordre technico-médical et administratif, ainsi que le corporatisme, qui nous ont apporté les merveilles du paysage psychiatrique actuel.

(1) Tel J.-C. Pascal, coauteur du funeste rapport dit Cléry Melin, demandé par le précédent ministre de la Santé.

(2) Voir le rapport de l'Inserm publié en 2004 sur l'évaluation des psychothérapies. Libération s'en est fait l'écho.


 http://www.liberation.fr/page.php?Article=270644



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Dans le Monde du 21 janvier 2005


ESSAIS PSYCHANALYSE


SAVOIR, APPRENDRE, TRANSMETTRE, Une approche psychanalytique du rapport au savoir, de Françoise Hatchuel


SAVOIR, APPRENDRE, TRANSMETTRE,

Une approche psychanalytique du rapport au savoir, de Françoise Hatchuel

Spécialiste en sciences de l'éducation, membre du collectif « Savoirs et rapport au savoir » de l'université Paris-X-Nanterre, l'auteure mêle les perspectives anthropologique, sociologique et psychanalytique, pour explorer la fonction de « l'apprendre » dans la construction d'un sujet autonome. Aussi pose-t-elle la nécessité de considérer le savoir comme un objet au sens psychanalytique du terme, « c'est-à-dire un support de l'investissement affectif et pulsionnel, soumis en tant que tel à des projections et des fantasmes ». Examinant les rapports entre savoir, pouvoir et autorité, Françoise Hatchuel en étudie les tensions au sein des univers tant familiaux que scolaires. Enfin, elle fait un sort tout particulier à la « situation d'exclusion » qui est celle des femmes. Pour celles-ci, comme pour les autres « dominés », conclut-elle, « c'est la posture adoptée face au savoir qui est émancipatrice, pas le savoir lui-même ».
Jean Birnbaum

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Ci-dessous,

Entre soin et liberté...

À lire plutôt deux fois qu'une, un entretien de Ginette Raimbault Jenny Aubry dans le texteproposé par l'Humanité et accessible dans les archives en ligne du journal...


Entretien avec Ginette Raimbault
Jenny Aubry dans le texte

À l’occasion de la première publication des écrits et études de la pédiatre et psychanalyste disparue en 1987, Ginette Raimbault évoque sa mémoire.

Psychanalyse des enfants séparés. Études cliniques 1952-1986, de Jenny Aubry. Préface d’Élisabeth Roudinesco. Éditions Denoël. 476 pages, 25 euros.

Psychanalyste, membre de l’École freudienne de Paris, Ginette Raimbault, qui fut directrice de la première unité de recherche de psychanalyse et de sociologie dans le champ médical (INSERM), a travaillé une vingtaine d’années avec Jenny Aubry. Elle a suivi, croisé, partagé son activité à la fondation Parent de Rosan, à la Polyclinique du boulevard Ney et à l’hôpital des Enfants malades. Auteure de nombreux ouvrages, dont un article co-signé avec Jenny Aubry sur l’enfance aliénée (1), elle évoque ici le parcours intellectuel de son amie. Comment s’est nouée votre relation avec Jenny Aubry ?

Ginette Raimbault. Je l’ai connue sur le conseil de mon analyste Lacan. J’avais commencé médecine, il m’avait suggéré de travailler avec Jenny, qui avait une consultation à l’hôpital Boucicaut. Il s’agissait d’un service de pédiatrie pour des enfants présentant des difficultés d’ordre psychique. D’entrée de jeu j’ai été fascinée par la personne et par son travail. Elle était d’un abord facile, très belle femme, dotée d’yeux bleus extraordinaires qui, lorsqu’ils regardaient, faisaient plus que dévisager : ils cherchaient à comprendre. Dans ses consultations, elle cherchait toujours à savoir qui étaient ses patients : d’où ils venaient, quel était leur entourage, ce que tout cela pouvait indiquer de leur personnalité. Elle les considérait comme des sujets et c’était une façon de procéder tout à fait nouvelle dans un service de pédiatrie où l’on n’était censé soigner que du point de vue médical. Jenny s’était entourée de trois ou quatre élèves " psy ", ce qui montre que dès cette époque elle n’aurait pas envisagé de travailler autrement.

Cela n’a pas été sans difficultés dans le monde des médecins, qui était d’ailleurs presque totalement masculin ?

Ginette Raimbault. En effet. Lorsque plus tard la possibilité se présenta qu’elle prenne la direction du service de l’hôpital des Enfants malades, après la mort du professeur Joseph, ses futurs collègues se montrèrent très inquiets de sa venue, estimant qu’elle n’était plus médecin et ne voulant pas être dirigés par une femme. Pour contrer cette opinion, Jenny demanda au professeur Royer, qui était le grand pédiatre de l’époque, de lui envoyer deux assistants qui puissent garantir aux yeux des autres la qualité de ses soins. En échange, Royer lui demanda de lui adresser un psychanalyste pour son service qui recevait des enfants incurables, et c’est moi qu’elle désigna. Mais je continuais de participer aux colloques et aux groupes de travail que Jenny Aubry organisait. Nous restions très proches. Quant à ses deux adjoints médecins, l’un est devenu psychanalyste et l’autre a développé un service pour bébés où il met en pratique ce qu’il a expérimenté et appris avec Jenny.

Le fait d’être des femmes ajoutait à cette complicité professionnelle ?

Ginette Raimbault. Jenny portait un regard de femme et de mère sur ses patients. J’ai souvent pensé qu’elle me considérait comme une de ses filles, plus qu’une élève. Avec les enfants elle était très maternelle, elle les berçait, elle les touchait comme une mère touche ses enfants. Au début de son parcours professionnel, à la fondation Parent de Rosan qui recueillait les enfants abandonnés, elle s’était rendue compte qu’il ne suffit pas de satisfaire leurs besoins matériels pour favoriser leur développement. Ces enfants, privés ou séparés de leurs parents, étaient bien nourris et soignés, mais gardés dans l’anonymat : privés du contact de la parole et de la parole affective, de connaissances. Ils manifestaient des troubles de comportement graves, des retards de langage, se mutilaient, s’enfermaient dans leur mutisme. Elle publia plusieurs études de cas, et parvint assez vite à l’idée qu’il fallait engager de véritables psychothérapies, parler avec eux pour, davantage que les soigner, les ramener dans la vie. Pour cela elle avait instauré une atmosphère parentale, maternelle - mais aussi paternelle - qui permit de récupérer nombre d’entre eux avec succès.

Comment Aubry concevait-elle son rapport aux familles ?

Ginette Raimbault. La famille était incluse dans l’entretien. Elle faisait appel aux parents, et elle leur donnait la possibilité de réfléchir à leur rôle avec l’aide d’un ou d’une collègue psychanalyste. Le fond de sa pensée était que la relation affective ne devait pas s’arrêter à la porte de l’hôpital, qu’il fallait réinvestir cette relation.

Qu’est-ce qui vous semble le plus remarquable dans les écrits de Jenny Aubry ?

Ginette Raimbault. Je ne sépare pas sa pratique de ses écrits. Le lecteur qui découvre ces textes aujourd’hui retrouve cette pratique, cette thérapeutique, le mode de travail qu’elle avait instauré, dans une relation étroite à celui de Lacan et à ses écrits et qu’elle s’efforçait de mettre cliniquement à l’épreuve. Ce travail reste toujours aussi pertinent, et particulièrement en pédiatrie.

Le grand public associe davantage le nom de Françoise Dolto que celui d’Aubry à la psychanalyse des enfants. C’est injuste ?

Ginette Raimbault. Il existait une relation étroite d’amitié et de travail entre Jenny, Françoise et Lacan. Dolto avait travaillé un temps à la Polyclinique avec Aubry, puis avait ouvert sa propre consultation à l’hôpital Trousseau. Elle n’était pas responsable de service, ce qui impliquait une position différente par rapport aux médecins et au public. On venait la voir spécialement. D’autre part Dolto travaillait sur la cellule familiale et moins sur le rapport de l’enfant malade à l’institution médicale. Mais elle militait aussi pour que l’expérience menée par Aubry puisse être élargie à d’autres établissements. Les deux axes d’investigation se complétaient.

Au cours de la fameuse table ronde organisée en 1966 par Aubry, dans le cadre du Collège de médecine, et retranscrite dans le livre (2), Lacan affirme que la psychanalyse a un statut d’" extraterritorialité " à l’égard de la médecine. Comment l’entendez-vous ?

Ginette Raimbault. D’une part, beaucoup de psychanalystes, mais pas tous, pensent qu’ils peuvent participer au travail de la médecine, afin d’y favoriser une attention au sujet, ce qui, si l’on veut, est une façon de se tenir ailleurs, dans un autre territoire que celui de la médecine. D’un autre côté, les médecins acceptent dans des proportions encore très variables le principe d’un recours psychanalytique en service hospitalier. Ils tiennent à la frontière et veillent à la maintenir. Mais le travail de Jenny Aubry, d’Élisabeth Roudinesco, ou d’autres comme Daniel Brun qui organise une formation destinée aux médecins, a en quelque sorte ouvert l’oreille analytique de l’hôpital, en dépit du minutage quasi institutionnel imposé aujourd’hui à la consultation hospitalière.

Mais dans quelle mesure peut-on parler du désir d’un(e) enfant ? Voulez-vous dire qu’il s’agit d’entendre autre chose que ce que le jeune patient dit ?

Ginette Raimbault. Le désir de soins se manifeste effectivement dans la parole des enfants, qu’ils évoquent ou non leur maladie. L’important c’est de savoir qu’on peut parler avec quelqu’un qui n’est pas de la famille, dire ce qu’on pense vraiment sans faire de mal, sans provoquer de chagrin. J’ai rencontré beaucoup d’enfants conscients de ce qu’ils n’allaient pas guérir et qui disaient : " Il ne faut pas le dire à maman, parce qu’elle aura mal. " Dans " maladie " il y a " mal ". Et mal, c’est avoir mal, mais aussi faire mal, et cela les enfants le sentent. Le désir de parler vient peu à peu, dès lors que s’installe une relation de confiance avec le thérapeute. Ils disent entre eux qu’ils peuvent parler avec " la dame " et que cela restera secret. Le désir de savoir a toujours été ignoré chez l’enfant. C’est avec l’analyse qu’on en prend dimension et qu’on le respecte.

En fin de compte, qu’apporte le travail de Jenny Aubry à la vie des enfants malades, à la compréhension de la maladie ?

Ginette Raimbault. Je dirais : une plus grande liberté de penser et de dire. Les patients découvrent que leurs paroles sont importantes. Ils sont entendus, c’est-à-dire reconnus comme des sujets.

Entretien réalisé par Lucien Degoy

(1) " Intermittence de l’Autre, scansion des ruptures et destin des pulsions ", dans Recherches, septembre 1977. (2) Voir le chapitre " La place de la psychanalyse dans la médecine ", p. 287 à 321.


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Des articles qui ne sont pas très récents mais qui signalent des livres d'une psychanalyste très intéressante!

Dans l'express

Parler du deuil




"Mme W. P. ne supporte plus la vue d'un bébé depuis que sa fille s'est éteinte à la maternité. François, lui, a encaissé à l'âge de 3 ans et demi le décès de ses parents dans un accident d'avion. De leurs douloureux arrangements avec les morts, la psychanalyste Ginette Raimbault a tiré un ouvrage limpide et poignant, Parlons du deuil (Payot). Cette pionnière a consacré une grande partie de sa carrière à côtoyer la mort à l'hôpital des Enfants-Malades, à Paris. A l'aide de récits d'endeuillés célèbres ou non, elle explore le cataclysme intérieur provoqué par la perte de l'être aimé. «Loin de nous l'époque où la mort était, comme disait Philippe Ariès, une grande cérémonie quasi publique que le défunt présidait», relève-t-elle. A l'heure où il faut faire son deuil vite fait bien fait, où il est malséant de larmoyer, la spécialiste préconise de parler aux enfants, de leur accorder «leur vérité» sans imposer de leurres destructeurs.




Et encore à propos du travail de Ginette Raimbault

Sur le site du magazine LIre

Après la mort de l'enfant

par Alexie Lorca
Lire, octobre 1996



Ginette Raimbault, psychanalyste et directeur de recherche à l'Inserm, analyse l'itinéraire psychique des parents en deuil d'un enfant. La démarche de l'auteur est originale et intelligente. Solliciter des témoignages risquait de rouvrir des blessures. Elle a préféré organiser son ouvrage autour de récits spontanés. Ceux des parents qui ont trouvé dans l'écriture, sinon un exutoire à la douleur, du moins une aide pour l'analyser, l'apprivoiser et la surmonter un jour. Victor Hugo, Gustav Mahler, Freud, Eric Clapton ou Isadora Duncan: chaque travail de deuil est unique, jamais organisé ni conscient. Dans tous les cas, il tend néanmoins vers une symbolisation et une compensation qui prend des formes variées: nouvelles créations pour les artistes et les écrivains, militantisme, retour à la religion, spiritisme et, bien sûr, autres maternités. Comme en témoigne par ailleurs le document autobiographique de Diane Barbara (La petite fille, Bayard). C'est en effet grâce à une réflexion de son garçon de trois ans: «Moi je suis Pierre, et je suis là pour toujours», qu'elle parviendra à surmonter le décès de son premier enfant, survenu sept ans plus tôt. Un récit bref, poignant, d'une retenue exemplaire.
Lorsque l'enfant disparaît

Ginette Raimbault
ODILE JACOB

272 pages.
Prix : 19,82 € / 130 FF.

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Oedipe en question

Psychanalyse et interrogation...




Dans les pages psychologie du Monde

Le jeudi 3 février

 

Les coins d'ombre de la triangulation

 

Aujourd'hui encore, la théorie œdipienne pose un certain nombre de questions auxquelles seul, peut-être, le Sphinx pourrait apporter réponse. Parmi elles :

 

Le complexe d'Œdipe est-il universel ?

 

On en débattait déjà alors que Freud l'ébauchait à peine. Sa théorie, objectait-on, ne faisait que refléter l'idéologie de la société bourgeoise de la fin du XIXe siècle en Europe, et plus précisément à Vienne. Pour Freud, en revanche, le complexe d'Œdipe était fondateur de tout psychisme humain. Depuis, d'innombrables travaux d'ethnologues et d'anthropologues sont venus soit conforter, soit contredire sa conviction.

 

A l'appui de la thèse de l'universalité, il faut noter l'apport notable de Claude Lévi-Strauss, qui, dans les années 1940, mit en évidence une loi fondamentale présidant selon lui à toute structure sociale : la prohibition de l'inceste.

 

Cette "règle des règles", à laquelle aucune société humaine connue ne dérogerait, suppose en effet une claire reconnaissance de la différence des sexes et des générations. Double différence toujours traduite par des rites qui procèdent de mythes - le mythe d'Œdipe pouvant alors être considéré comme l'un d'entre eux, produit par la culture grecque archaïque.

 

Quoi qu'il en soit, les recherches les plus récentes tendent à montrer que le complexe d'Œdipe, pour s'appliquer à toute société, doit à tout le moins être resitué dans son contexte.

 

Et la fille, dans tout ça ?

 

Bien que la psychanalyse soit née, pour l'essentiel, de son travail avec des femmes hystériques, Freud s'est toujours senti plus à l'aise, dans l'élaboration de la problématique œdipienne, avec le petit garçon.

 

Pour contourner la référence spécifiquement masculine à Œdipe, Jung lui avait d'ailleurs proposé un "complexe

20/01/2005
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