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La psychanalyse Dans la presse en 2005 ...

Archives... etc 2005



Ici, dans la suite de ce qui a été fait l'an dernier, les articles touchant de plus ou moins prés à la psychanalyse afin de se tenir au courant des mouvements qui la parcourent ou l'agitent, des pensées qui la traversent, des esprits qui la côtoient, des intérêts, des interrogations ou des craintes qu'elle soulèvent. Un parcours qui se trace au hasard de nos rencontres et de nos promenades, sans à priori...


Dans la Croix.com
http://www.la-croix.com/article/index.jsp?docId=2172059&rubId=4077

Les cheminements de Julia Kristeva

Cette intellectuelle attachante, aux multiples appartenances, et qui aime à croiser les disciplines, reçoit samedi 4 décembre en Norvège le premier prix Holberg, équivalent du Nobel pour les sciences humaines


Elle a prêté le néologisme à l’héroïne de son dernier roman : Je me voyage, dit Stéphanie Delacour dans Meurtre à Byzance (1). Comme aurait pu le dire la jeune étudiante débarquée à Orly, une simple valise en main, cinq dollars en poche et des rêves plein la tête. Et comme pourrait le dire près de quarante ans plus tard l’universitaire de réputation mondiale qui devient, ce 3 décembre à Bergen, première lauréate d’un prix créé par le Parlement norvégien pour récompenser «des travaux scientifiques exceptionnels en sciences humaines, sciences sociales, droit ou théologie», et doté de 540 000 € : le prix Holberg, du nom d’un universitaire et dramaturge du XVIIIe siècle qui aimait, précisément, «se voyager» au croisement des genres et des disciplines.

Comment Julia Kristeva, élue entre des centaines d’intellectuels proposés par les plus grandes universités de la planète, reçoit-elle cette consécration ? Il faut la croire quand elle se déclare, dans la paix de l’appartement qu’elle partage avec Philippe Sollers et leur fils David face au jardin du Luxembourg, à la fois «très honorée», bien sûr, mais aussi à distance d’une telle récompense. «Ce n’est pas moi, justifie-t-elle. Le travail intellectuel me paraît très loin du monde des “valeurs”, de ce qui se mesure, se compare ou s’honore…» La distance d’«un abîme», dira-t-elle, entre le lieu où elle se situe et celui où elle se voit célébrée.

N’y a-t-il pas aussi un abîme entre tous les univers qu’elle aura traversés avec, depuis toujours, la volonté de les relier pour leur permettre de se féconder ? Son doctorat sur la naissance du roman – pour lequel elle avait reçu la bourse du général de Gaulle qui lui fit quitter la Bulgarie –, puis la rencontre décisive avec Sollers, l’homme de sa vie, mais aussi le meneur de l’équipe de la revue littéraire Tel Quel, avec Roland Barthes, François Wahl, Marcelin Pleynet, non loin de Lacan… Avec, ensuite, la passion de l’intertextualité, débusquant dans toute production littéraire les contours des citations qui en composent la mosaïque. Et enfin – à supposer que l’aventure ne la mène pas encore sur d’autres voies ! – la psychanalyse, d’abord comme réconciliation personnelle avec des blessures originelles, puis comme pratique thérapeutique au service de ceux – nombreux, débarquant de tous pays et à tout moment chez elle – que sa qualité d’écoute révèle à eux-mêmes.

Cosmopolite et nomade, telle est sa destinée

«Je me sens comme traversée par un méridien, confie-t-elle. J’aimerais tant souder, créer des ponts…» Des ponts entre Est et Ouest, entre les multiples pans de ses investigations, une soudure pour rétablir, en soi et pour autrui, quelque chose de l’unité perdue. Elle est comme ça, Kristeva, et comme l’indique déjà son nom («de la croix») : à la croisée de tant de chemins, toujours en quête de relations et de connexions, comme hantée par l’idée d’un domaine déserté qui recèlerait une potentialité de sens dès lors perdu à jamais. Cela vaut pour les multiples champs de savoir – linguistique et sémiotique, psychanalyse et anthropologie… – qu’elle conjugue en essais savants (une trentaine, à ce jour), mais aussi par des polars haletants… Et cela vaut d’abord pour elle, quand elle se définit «citoyenne européenne, de nationalité française, d’origine bulgare et d’adoption américaine» – glissant, au passage, qu’elle doit ce prix à la traduction de son œuvre en anglais… D’ailleurs, l’accueil des universités anglo-saxonnes, où elle ne cesse d’être sollicitée, dépasse de loin celui de l’Hexagone, ce qui la range dans le club prestigieux des intellectuels français appréciés, aux États-Unis, pour leur liberté de pensée : Derrida, Ricœur, Girard…

Cosmopolite et nomade, telle est sa destinée, inséparablement douloureuse et privilégiée, clairement assumée – voire fièrement : on n’est pas slave en vain. L’égérie surdouée des années 1968, cheveux longs et minijupe, est devenue une grande dame respectée, à l’élégance toujours racée, au charme intense de la maturité. Rien de triste dans un tel parcours ! Rien qui ne soit assumé, non plus. L’interpelle-t-on sur d’anciennes passions maoïstes ? Elle répond qu’un mois en Chine, en 1974 – avec Sollers et sa bande – fit déchanter celle qui se préparait à devenir sinologue : le communisme n’avait rien pour séduire une Bulgare en exil, et son féminisme lui-même en prit un coup.

«Je me méfie, confie-t-elle aujourd’hui, de tout système de pensée de masse. On a vu où menaient les révolutions, qu’elles soient bourgeoises (au mépris des libertés individuelles), prolétariennes (débouchant sur le Goulag) ou tiers-mondistes (faisant l’impasse sur la singularité). Je me soucie davantage de l’intime, à travers l’inconscient, la maternité, le roman…» Et de se reconnaître «davantage dans Duns Scot que dans Simone de Beauvoir» dans l’affirmation, par le scolastique franciscain médiéval, le l’«ecceitas» de la personne : c’est «cet homme-là» qui importe, se montrant si singulier en sa créativité, plutôt qu’une communauté indifférenciée. Gare aux communautarismes !

Non que la politique ne trouve plus de place dans son travail. Mais c’est dans l’ordre éthique, pour réfléchir sans répit aux modalités et aux conditions de possibilité du pacte social, à rebours des enfermements d’une certaine mondialisation. Avec ce test, irrécusable à ses yeux, qu’est la place faite à la singularité des multiples formes d’étrangeté : être femme, immigré, handicapé… Si Julia Kristeva s’est engagée si essentiellement dans ce combat – recevant notamment une mission de Jacques Chirac sur le handicap (2) –, cela ne tient pas au seul fait que son fils n’a pas grandi selon les rythmes et normes reçus : c’est, là encore, pour que la société fasse droit à quiconque ne présente pas un profil «normé». De là son immense sensibilité à toute fragilité qui serait, de ce seul fait, marginalisée. Et sa méfiance quant à certains combats, de minorités sexuelles par exemple, qui ne feraient qu’ériger de nouveaux communautarismes.

Un intérêt inattendu pour… Jean-Paul II

La vulnérabilité. C’est, curieusement – ou peut-être pas, après tout – par ce biais qu’elle s’est trouvé prise d’un intérêt inattendu pour… Jean-Paul II ! Alors qu’autour d’elle des soixante-huitards pas forcément repentis deviennent des papistes confits, elle n’est pas encore revenue d’une rencontre avec ce pontife que l’âge et la maladie ont fait renoncer à être pontifiant. Certes, elle est marquée par la foi de ses parents, qui leur permit de résister au totalitarisme (son père, empêché d’exercer la médecine, travaillait à l’administration du saint-synode orthodoxe) et par la force de la spiritualité byzantine comme expression de toute une culture est-européenne («sans laquelle l’unité du continent ne pourra se faire»). Certes, elle garde la nostalgie des liturgies sensorielles de son enfance, inondations de sons, de senteurs et de couleurs. Et elle reste marquée par la place que cette tradition laisse au secret, pour protéger cette transcendance : «La cloison de l’iconostase, le voile posé sur le pain et le vin consacrés, tout cela nous dit : Tu ne verras pas le Mystère. On est aux antipodes des reality-shows qui banalisent l’intime et en font une marchandise…»

Mais, depuis sa jeunesse et une opposition œdipienne à la religion paternelle, elle se définit comme faisant partie «des rares athées qui restent», demeurant en interrogation permanente. Pourtant, le vieux Pape, croisé en 2002 à Sofia, a touché la rebelle Julia : «Je n’avais plus devant moi l’image d’une Église catholique toute-puissante – qu’elle est aussi ! –, mais d’une harmonique du christianisme qui me parle beaucoup comme psychanalyste : montrer de manière déculpabilisée, mais sans complaisance perverse, l’essence sado-masochiste du désir (dont le film de Gibson est une parodie en carton-pâte…). Jean-Paul II arrive à transmuer cela, en prenant le risque de paraître l’exhiber, mais pour aller au-delà, jusqu’à la limite de l’humain, située précisément en sa vulnérabilité. Dans notre monde technique, avec son culte de la puissance, de la jouissance et du conformisme mondialisé, cette vulnérabilité passe pour honteuse, alors qu’elle met par terre le surhomme, le dieu que l’homme moderne s’imagine être devenu.»

Ainsi se dévoile la volonté de cette femme de conviction : contribuer à «changer le regard» de la société sur l’homme fragilisé, à «accepter le mal-être» d’un grand nombre, à «discerner l’être humain derrière la carence» de quelques-uns… Ainsi s’entend son projet, à l’orée d’une soixantaine sereine : continuer à «se voyager», d’une migration à une autre, car le nomadisme est décidément son destin. Continuer à explorer les interfaces et à déplacer les frontières des contrées, des disciplines de la pensée et des discours constitués, voire de l’intime et du «sacré», compris comme «la frontière où l’homme, se distinguant de l’animal et d’autrui, commence à construire du sens et en prend conscience» – ce qui ne se peut, précise-t-elle, qu’à condition de «déplacer ses propres frontières intérieures» et donc d’effectuer un rude travail sur soi. Continuer, enfin, à prendre soin de ses patients, les aider à retrouver en eux le contact avec ce «sacré» et permettre à leur désir de s’exprimer, quitte à ce que le fond doive être touché pour pouvoir redémarrer.

Dans la bibliothèque du vaste salon où elle reçoit attentivement ses hôtes, le voisinage étrange et suggestif d’une photo sobre du World Trade Center de New York et d’une icône de trois saints guérisseurs bulgares, léguée par son père, semble témoigner de ce souci. Julia Kristeva cite Proust : «Les idées sont des succédanés des chagrins.» Mais c’est elle, la femme, l’exilée, l’épouse, la mère, l’écoutante, qui poursuit : «C’est sans fin que nous nous demandons comment il est possible que les chagrins ne conduisent pas à la mélancolie et à la mort, mais à cette étrange énigme qu’est le travail de la pensée… C’est sans fin, et c’est heureux.»


Michel KUBLER


(1) Lire La Croix du 8 avril 2004.
(2) Lire La Croix du 6 mars 2003.




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Société
http://archquo.nouvelobs.com/cgi/articles?ad=societe/20041222.FAP2552.html&host=http://permanent.nouvelobs.com/
Jean-Louis Normandin: «faire face à l'indicible»

VILLACOUBLAY, Yvelines (AP) -- Jean-Louis Normandin, journaliste à France Télévision, retenu en otage pendant plus de 20 mois au Liban dans les années 80, a tenu a venir mercredi à l'aéroport de Villacoublay (Yvelines) couvrir pour sa chaine le retour de ses deux confrères, Christian Chesnot et Georges Malbrunot, libérés la veille.
Présent à Villacoublay en tant que journaliste, il a aussi fait le déplacement comme témoin. Témoin, dit-il, de la souffrance «indicible» que l'on ressent dans ces circonstances.
Jean-Louis Normandin est venu «les prévenir qu'ils seront obligés de revenir sur cette histoire d'une manière ou d'une autre». «Ils sont en bonne santé, Dieu merci, mais là, on n'est plus dans le domaine de la santé», a-t-il expliqué à l'Associated Press, avant l'atterrissage de l'avion ramenant ses deux confrères. «On est dans le domaine du vécu, des affects. On est dans le domaine du psy».
L'ancien otage d'Antenne 2 se souvient de sa difficile réadaptation à la vie normale, même des années après sa captivité (mars 1886 - novembre 1987). «Au bout de 10-15 ans, je suis reparti en reportage, j'ai couvert des conflits. J'avais simplement oublié l'essentiel en me rejetant dans ce métier formidable: il y avait ces fameuses choses enfouies qui, à un moment donné, sont ressorties», a-t-il raconté.
Quelles sont ces «choses enfouies»? «Il y a deux choses: le sentiment de culpabilité, et une autre chose qui s'appelle l'indicible. Parce que, ce qu'on vit, on ne peut pas le dire, il n'y a pas de mots. Les spécialistes aident à mettre des mots sur l'absence de mots, à faire face à l'indicible».
«A mon retour, j'étais seul dans mon mutisme. Il a fallu que je rencontre des spécialistes, que je parle aux amis, à ma femme. J'ai opté pour la psychanalyse, tout simplement, car quand on a un problème de voiture, on va voir un garagiste. Moi, je ne savais pas comment m'en sortir, quelle procédure utiliser pour évacuer ces symptômes. Il faut savoir que cette aide existe et proposer à des gens comme Chesnot et Malbrunot des solutions douces», a-t-il conclu. AP


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Une historienne de la psychanalyse Élisabeth Roudinesco à propos d'un philosophe Jacques Derrida

http://www.humanite.presse.fr/journal/2005-01-15/2005-01-15-454810

AMIS DE L’HUMANITÉ
Son exercice des médias a été profitable

Par Élisabeth Roudinesco,

historienne de la psychanalyse.

Faute de pouvoir être présente, le 29 janvier, au théâtre du Rond-Point, je vais essayer de parler des relations de Jacques Derrida avec ce qu’on appelle les médias, puisqu’il doit s’agir de cette approche. D’abord, il me semble que le mot « signal » - au pluriel ou au singulier - cité dans le programme est bien choisi. C’est un terme que Jacques utilisait volontiers quand il voulait adresser un signe à quelqu’un dans un texte : à un lecteur, à un ami, voire à un ennemi ou à un adversaire, en bref à un destinataire dont il ne donnait pas forcément le nom. Ainsi laissait-il une trace qu’il fallait interpréter, car le signal est à la fois un sceau avec lequel on signe un acte, ou encore une marque, un avertissement, mais aussi un symptôme - en psychanalyse, on parle de signal d’angoisse - et enfin un concept spécifique du champ de la communication.

Quand son oeuvre a commencé à être lue et connue, il y a environ trente ans, la presse et la télévision ne jouaient pas dans la vie intellectuelle le même rôle qu’aujourd’hui. Je le sais d’autant plus que c’est à cette époque que j’ai moi-même commencé à publier des livres. On ne se souciait guère des grands médias, car la communauté savante, à l’intérieur de laquelle se déroulait le débat critique, était plus homogène qu’elle ne l’est dans notre monde entièrement tourné vers l’économie de marché.

Pendant longtemps, Jacques a refusé d’être photographié et, contrairement à Michel Foucault et à Roland Barthes, et bien qu’il ait été très tôt un philosophe politiquement engagé, il n’écrivait guère pour la presse. Il redoutait ce fameux comptage des signes qui est la règle d’or du journalisme. Quand Edwy Plenel lui proposa d’être chroniqueur associé au Monde, ce qui signifiait l’obligation de rédiger un article par mois, dûment calibré, il déclina l’offre. D’une manière générale, il ne supportait pas l’idée d’être limité dans l’expression de sa pensée et du coup, il regardait l’écriture journalistique - fût-elle la plus talentueuse - comme une simplification sans doute nécessaire, mais à laquelle il préférait ne pas avoir recours. Et s’il acceptait de donner un entretien à la presse écrite, il exigeait qu’une place suffisante lui fût accordée et il usait d’une langue toujours très choisie, précise et élaborée.

J’ai eu avec lui, à ce sujet, de nombreuses discussions puisque j’avais choisi de me confronter à ce type d’écriture si distincte de celle des livres. Au fond, j’ai toujours regardé l’écriture journalistique - la vraie, pas le jargon - comme semblable à l’écriture cinématographique où la contrainte narrative est si forte.

Il y avait pour Jacques les journaux « amis » - l’Humanité, la Quinzaine littéraire,

le Monde diplomatique, les Inrockuptibles - et les « autres » auxquels il était rare qu’il répondît. Et s’il le faisait - comme ce fut le cas pour le dernier entretien réalisé par Jean Birnbaum pour le Monde au mois d’août 2004, un mois avant sa mort - c’est parce qu’il entretenait une relation personnelle avec le journaliste venu l’interroger, mais alors il entrait en guerre contre lui-même et contre son interlocuteur, tout en conservant envers celui-ci, malgré ses colères, ses angoisses et sa culpabilité, une infinie délicatesse. À propos de cet entretien, il ne fut pas très satisfait de la photographie qui l’accompagnait, et pourtant il ne s’y opposa pas : « Il ne leur suffit pas de "savoir" que je suis malade, il ne suffit pas que je le "dise", me confia-t-il, il veulent voir la trace de la maladie sur mon visage et ils veulent que le lecteur la voie. » La télévision, c’était autre chose. Jacques la regardait beaucoup, passant d’une chaîne à l’autre avec impatience et curiosité. Quand j’ai su que nous avions en commun de ne jamais pouvoir entrer dans une chambre d’hôtel sans allumer immédiatement le poste de télévision, quelle que soit la langue et le pays, je me suis sentie moins coupable de céder à ce rite solitaire. Pour ma part, où que j’aille - je voyage beaucoup - je cherche d’abord TV5 et puis, bien entendu, les films, héritage de ma cinéphilie. Lui c’était plutôt CNN. Et comme il voyageait sans cesse et que le décalage horaire l’empêchait souvent de dormir, il pouvait passer beaucoup de temps en présence d’un écran allumé dans sa chambre. Cela ne l’empêchait pas, bien au contraire, de critiquer la vulgarité du langage médiatique.

Il avait par ailleurs fort bien intégré la présence de la caméra à ses séminaires et dans des rencontres ou des colloques. À cet égard, il faisait preuve d’un sens aigu de l’archive. Il avait compris - ce qui me touchait beaucoup - à quel point il était nécessaire, pour que les historiens puissent travailler sur la pensée en mouvement, de ne pas négliger l’archive orale et visuelle. Les livres ne suffisent pas, même s’ils sont l’essentiel d’une oeuvre. Ce n’est que vers 2000 qu’il a commencé à accepter l’idée d’aller parler à la télévision ou sur les ondes, ou encore de participer à des émissions sur des sujets divers, entre autres politiques.

Je crois avoir joué un certain rôle dans cette décision. Quand nous rédigions notre dialogue, entre 2000 et 2001 (De quoi demain...), il avait encore l’impression que son oeuvre était méconnue en France et il reprochait à la grande presse de ne pas être capable d’en rendre compte sérieusement. Je pensais au contraire qu’il était beaucoup plus lu et compris qu’il ne le croyait, surtout depuis la publication de Spectres de Marx en 1993. Je lui fis remarquer qu’il était devenu, au fil des années, un philosophe beaucoup plus visiblement engagé dans les combats politiques et que cela avait fait de lui, en France, l’héritier d’une tradition issue de Hugo, Zola, Sartre, etc. Et d’ailleurs, dans le premier dialogue, nous abordons des questions politiques : la fidélité à un héritage, le combat contre la peine de mort, la question de la Révolution, l’antisémitisme, le racisme, les nouveaux liens de parenté, la violence envers les animaux.

Il avait accepté pour la sortie de ce livre de participer à certaines émissions de télévision et de radio - chez Giesbert et chez Assouline (qui animait alors les matins de France-Culture) - mais aussi de rencontrer des lecteurs dans des librairies de province, à Toulouse, à Montpellier. Et aussi à Strasbourg, où il avait l’habitude de se rendre. Et bien sûr, nous avons fait un débat à Espaces Marx avec Jean-Paul Monferran et Arnaud Spire. Il faut dire que le livre est sorti exactement le 11 septembre 2001. Jacques était encore en Chine, après avoir séjourné aux États-Unis. Dès son retour, le livre a été lu comme prophétique à cause de son titre et des thèmes abordés qui rendaient compte de la fragilité et des inquiétudes du monde occidental. Et pourtant, nous n’avions rien prévu du tout quant à l’événement lui-même. Mais du coup, ce que nous disions prenait une signification nouvelle, inattendue, ouverte à « ce qui arrive », comme il aimait le dire.

Chaque fois, il était tantôt satisfait et tantôt mécontent de lui-même et des journalistes, regrettant toujours d’avoir été limité dans sa parole. Il n’empêche qu’à mes yeux l’exercice lui a été profitable et à moi aussi. Je crois qu’il a pris conscience, malgré ses déclarations souvent négatives, de la place éminente qu’il occupait en France - y compris dans les médias qui nous ont été plutôt favorables, à l’exception toutefois d’un article grotesque de l’Express dans lequel nous étions brocardés de la pire manière.

Quinze jours avant sa mort, évoquant le questionnaire que Bernard Pivot proposait à Apostrophes, il me dit : « Quand j’arriverai devant saint Pierre, voilà ce que je dirai : "Je demande pardon" et "les paysages sont beaux". Souvenez-vous de cela. »



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Libération du jeudi 20 janvier 2005

Philosophie
Guattari, homme d'affluences

Comment le chantier de«l'Anti-OEdipe» a été préparé par le psychanalyste.

Par Robert MAGGIORI



Félix Guattari
Ecrits pour L'Anti-OEdipe
Textes agencés par Stéphane Nadaud. Editions Lignes
& Manifeste, 512 pp., 30 €.



n savait Gilles Deleuze menuisier et géomètre. Ecrire, disait-il, «n'a rien à voir avec signifier, mais avec arpenter, cartographier, même des contrées à venir». Et philosopher revient toujours à fabriquer des concepts, les clouer, les coller, les râper, les agencer non pour poser un coffrage sur la réalité, mais pour imbriquer de pans de réalités hétérogènes qui, en se touchant, créeraient des plans nouveaux, des «catastrophes» d'événements. Il faudra désormais le voir aussi en mineur ou en chercheur d'or, triant roches, cailloux et agglomérés pour trouver au fond du tamis quelque pépite. Cette image vient à l'esprit quand on lit, non Deleuze lui-même, mais Félix Guattari. Ou, plus exactement, quand on imagine Deleuze ouvrir et examiner les sacs de minerai que lui apportait son ami le carrier.

De Félix Guattari, on publie aujourd'hui Ecrits pour l'Anti-OEdipe, une «mine» de textes inédits, notes, fiches de lecture, boîtes à outils, coffrets de concepts que le psychanalyste, à partir de 1969, a adressés au philosophe en vue de la construction de cet «étrange navire» que sera l'Anti-OEdipe. On a sans doute quelque mal, aujourd'hui, à entendre la déflagration que provoqua ce livre. C'était, a-t-on, dit, une bombe placée sous l'édifice de la psychanalyse, du freudo-marxisme, du lacanisme, de l'anthropologie structurale, sinon du «mécanicisme» des sciences physiques et naturelles. Mais sans doute faut-il ajouter bien autre chose pour comprendre son impact : le déploiement nietzschéen des «instincts joyeux de la guerre», une irrévérence absolue, une force, un style, une inventivité sans bornes, un grand vent tempétueux qui faisait passer dans la pensée tous les courants créatifs de Mai 68, ébouriffait, chamboulait, «déterritorialisait» tout ce qu'il touchait, la conception du désir, la libido, le corps, la notion de sujet, la signification qu'on attachait à agir, penser, signifier, agir, jouir, produire... Le livre était lui-même cette «machine désirante» qu'il théorisait. Il paraît en 1972, sous la signature conjointe des deux amis, dont l'oeuvre commune se poursuivra avec Kafka ­ pour une littérature mineure (1975), Rhizome (1976), Mille Plateaux (1980) et Qu'est-ce que la philosophie ? (1991).

«Nous avons écrit l'Anti-OEdipe à deux. Comme chacun de nous était plusieurs, ça faisait déjà beaucoup de monde.» Si «le seul sujet est le désir lui-même», et si le désir est directement force sociale et historique, production, flux parmi les flux, machine au moteur immanent qui dessine des nouvelles formes d'agrégation, on comprend qu'un «auteur» puisse être tout au plus un «point de subjectivation» transitoire, «évanouissant», et, plus sûrement encore, un croisement de «lignes bifurquantes, divergentes, emmêlées», un «agencement», une multiplicité donc, à laquelle, pour simplifier, on aurait donné le «Deleuze-Guattari». Pourtant, bien que l'un et l'autre aient travaillé à se rendre «méconnaissables», la «paternité» de l'Anti-OEdipe a été, avec le temps, attribuée à Gilles Deleuze, ne serait-ce qu'en raison de la place prééminente qu'il occupait dans la philosophie. Guattari aurait été tous les affluents, et Deleuze le fleuve d'écriture, l'un le chantier, l'autre la maison. Il est probable, en effet, que la «dernière main», le formatage, la finition et la finalisation de l'ouvrage soient revenus à Deleuze. Mais il est certain que Guattari a eu tout sauf un rôle «ancillaire». L'Anti-OEdipe est «ce qui s'est passé» entre eux, une circulation, pour reprendre leur lexique, d'affects, de prospects, de percepts et de concepts, un va-et-vient ininterrompu de textes produits et corrigés par l'un et par l'autre, de façon concise, articulée et mesurée par Deleuze ­ qui dit être semblable à une «colline» ­ de façon plus torrentielle, exubérante, accélérée, «schizo-analytique» par Guattari, qui «n'arrête jamais», «a des vitesses extraordinaires», et que son ami compare à «une mer, toujours mobile en apparence, avec des éclats de lumière tout le temps».

Les Ecrits pour l'Anti-OEdipe témoignent de l'apport décisif de Félix Guattari : même le langage et le style de l'Anti-OEdipe semblent davantage devoir à la furie néologique dont il y fait preuve, qu'à l'expression somme toute classique des livres que Deleuze avait écrits juste avant, Proust et les signes, Logique du sens ou Différence et répétition. Et ils confirment le nombre de «champs» que Guattari a permis à Deleuze de voir sous un autre jour, tant pour ce qui est de la psychanalyse, de la psychiatrie, du lacanisme, que de problèmes politiques et sociaux. Ces Ecrits, Stéphane Nadaud a préféré les classer par «parties» ou «plateaux» («Psychanalyse et schizo-analyse», «Incidences militantes», «Linguistique pragmatique», «Plan de consistance»...) au lieu de les donner par ordre chronologique, qui eût été plus à même de montrer les «moments» du dialogue avec Deleuze, mais, c'est vrai, aurait caché le nomadisme ou le déploiement en rhizome de la pensée. On les laissera découvrir, évidemment, en annonçant qu'ils exigent une accommodation de l'oeil et de l'intellect. Certains sont d'une lumière crue («On travaille dans l'inconscient comme on travaille dans l'électronique ou la métallurgie. On met en place des unités de production»), d'autres d'une opacité totale, comme est opaque parfois la parole qui s'enflamme ou bégaie parce que, généreuse, elle veut tout dire, dire ce qui n'a jamais été dit comme ça et, pour le dire, invente des ritournelles, fait s'accoupler de façon monstrueuse mots et idées, notions et concepts. De la matière brute ­ un minerai, donc, qui, sur le tapis roulant qui va et vient de Deleuze à Guattari, est concassé, trié, dégagé de ses impuretés, pour pouvoir donner une once d'or ou «quelques grammes d'uranium enrichi».

Qui a écrit l'Anti-OEdipe ? Quelle question : Gilles Deleuze et Félix Guattari ! C'étaient deux amis, qui se vouvoyaient. Ils étaient tour à tour ou en même temps mine et mineurs, bois et charpentier ­ et réalisaient si bien l'«agencement de leurs différences» qu'ils auraient pu tout aussi bien être un architecte ou un sumotori. «A nous deux, Félix et moi, nous aurions fait un bon lutteur japonais.»

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Le Point

Entretien - Psychanalyse

Emilio Rodrigué : Le capitaine du divan



Cet Argentin de 81 ans est l'un des grands psychanalystes d'aujourd'hui. Après une biographie importante de Freud, il publie enfin ses Mémoires, « Séparations nécessaires », chez Payot. Un ouvrage où il annonce la mort de la psychanalyse. Iconoclaste


Propos recueillis par Emilie Lanez

Emilio Rodrigué est une figure majeure de la psychanalyse en Amérique du Sud. « Gourou tropical », « capitaine du divan », « maître socratique unique dans la psychanalyse en cette fin du XXe siècle », selon l'historienne Elisabeth Roudinesco, l'homme se flatte d'avoir « introduit la cause freudienne jusque dans les motels ». Né à Buenos Aires en 1923, dans une riche famille d'origine française, il fuit la dictature et vit depuis trente ans à Salvador de Bahia (Brésil), où il continue de former des analystes lorsqu'il ne joue pas au frescoball sur la plage. Auteur d'une dense biographie de Freud, Rodrigué publie ses Mémoires (Payot). Le jeune octogénaire y joue franc jeu. Il parle de sa sexualité, de ses femmes et de la plage, du culte candomblé, dont il épousa une grande prêtresse, et de la vieillesse qui le nargue. Quant à la psychanalyse, il en craint la fin. Hélas, sourit-il. L'homme, qui aime tant « lâcher la sorcière de l'inconscient pour monter sur son balai », se raconte.


Le Point : Cela ne pèse-t-il pas lourd, les souvenirs de 100 000 heures passées au pied d'un divan à écouter en silence?


Emilio Rodrigué : Oui, ça pèse. Un milliard d'histoires reçues et entamées. Pourtant, je dois dire que je ne me souviens d'aucune interprétation que j'ai pu faire. Une fois, un patient m'a percé le coeur, mais en général je fus épargné. Une séance m'a récemment marqué. C'était une ancienne patiente. Elle vient et m'annonce la mort de sa mère, ce qui était attendu : celle-ci avait 90 ans et souffrait d'Alzheimer. Ma patiente détestait sa mère et pensait que sa mère la détestait. Elle m'a raconté ce qui s'était passé autour du lit mortuaire ; elle était entrée dans sa chambre , lui avait parlé, ne sachant pas trop si celle-ci l'entendait. Elle avait touché sa main et constaté que celle-ci était froide. Elle s'est alors interrompue et m'a demandé combien de temps mettait un mort pour être froid. Je lui ai répondu vingt minutes, peut-être. Elle me parlait d'une façon étrange où la froideur se mêlait à des émotions voilées. A la fin de la séance, j'étais étrangement ému, les larmes aux yeux. En me levant, je l'ai embrassée et elle m'a dit : « ne me faites pas pleurer, docteur. » C'était la meilleure session de ma vie, celle où j'ai seulement dit « vingt minutes ».


Vous pratiquez depuis peu une forme de séance pour le moins hétérodoxe : la « cure shampooing ».


C'est une session de trois heures environ. Je me rends au domicile du patient parce que les maisons disent beaucoup de celui qui y habite. Les clients de ces cures shampooings sont souvent des personnes qui ont rencontré un problème ponctuel, comme un deuil ou un chagrin d'amour. Ces trois heures sont très fortes, très fatigantes et les résultats sont très bons.


Alors pourquoi d'autres y passent-ils quinze ans ?


Une cure de dix, quinze ans, cela devient autre chose. Cela n'est plus de l'analyse, c'est être en quête d'un compagnon existentiel. Certes, l'analyse est un parcours qui comporte de grandes répétitions, mais c'est également une incitation révolutionnaire. Et l'on ne peut pas être en révolution pendant dix ans.


Vous définissez la psychanalyse comme une « méditation sensuelle partagée ». Drôle de définition...


Certainement. Mais je la maintiens. La psychanalyse est sexuelle parce que le transfert est sensuel. J'ai dit, je ne sais pas si j'oserais le redire aujourd'hui, qu'une analyse est comme un baiser sur la bouche. Méditation partagée parce que c'est un dialogue intime, partagé par quelqu'un qui écoute et parle peu. Le transfert a un halo sensuel.


Cette définition peut-elle convenir à vos confrères français ?


Non, je ne crois pas. Mais j'aime bien parler ainsi du baiser sur la bouche, cela épate les psychanalystes engourdis.


Vous dites de Lacan qu'il fut « un analyste stupide » dont « la lecture rend intelligent »...


Non, c'est une erreur. J'ai écrit que Lacan fut stupide à l'égard des femmes, mais il est loin d'être stupide. Il a sauvé Freud. Marx est mort en France en Mai 1968. Freud n'a été que gravement blessé dans une ruelle de la rive gauche et c'est Lacan qui l'a sauvé. Lacan, plus Lévi-Strauss, Derrida, Deleuze et le mouvement autour de Foucault ont transformé le monde des idées et ont constitué un turning point pour la psychanalyse, et pour la pensée. Lacan a remis le problème de la pulsion, de la sexualité, de la parole au coeur, il nous a fait revenir à Freud, qu'on avait oublié. Mais, aujourd'hui, Lacan a donné tout ce qu'il pouvait donner.


Où mène une analyse ?


Nulle part, je ne sais pas où l'on va lorsqu'on commence une analyse. Le but, c'est de changer une personne afin qu'elle devienne quelqu'un d'autre. Freud, dans « Analyse terminable et interminable », écrit que l'analyse peut rendre l'homme neuf. Parler d'un « homme neuf » est questionnable. La personne change radicalement lorsqu'une analyse est bien faite. Le point fondamental de la cure, c'est l'association libre, qui représente une façon de penser ; elle opère des transformations inédites dans la pensée.


La psychanalyse peut-elle continuer, alors que les neuro-sciences, les thérapies comportementalistes, ou même la génétique, battent en brèche nombre de ses théories ?


Je viens d'écrire un article de science-fiction où j'imagine une correspondance entre moi-même et un analyste qui vivrait en 2100 et s'appellerait Héraclite Gomez. La première question que je lui pose, c'est de m'étonner qu'il existe encore des analystes. Je crois toutefois que l'analyse va durer, mais je ne suis pas sûr que les psychanalystes pourront survivre, car je ne connais plus personne qui peut passer trois fois par semaine une heure dans le cabinet de son analyste. Je doute que cela soit encore possible. Les idées essentielles de l'analyse vont, elles, durer. J'ai dit à l'un de vos confrères qu'un jour la planète Gaia se lèverait du divan et dirait merci docteur, je vous remercie de tout ce que vous avez fait pour moi, et s'en ira. La psychanalyse a rendu un énorme service à la planète Gaia, mais cette analyse, qui dura cent ans, connaît sa fin. Plus de mystère ni de magie. Elle ne fascine plus personne, elle n'éblouit plus, elle s'est embourgeoisée.


Parlez-nous des grands personnages de la psychanalyse que vous avez côtoyés. Melanie Klein, par exemple, qui fut le chef de file de la deuxième génération psychanalytique mondiale, et dont vous avez analysé la petite-fille ?


Melanie Klein était une femme géniale, et les génies sont difficiles, mais on apprend. Avec sa petite-fille, ce fut une expérience très compliquée. J'étais évidemment très fier - j'avais 28 ans seulement - qu'elle m'ait choisi pour analyser la petite Hazel. Plus tard, j'ai réalisé qu'aucun analyste confirmé n'aurait pris en cure un petit enfant avec la grand-mère pour superviseur. Cela ne se fait pas.


Anna Freud ?


Elle fut une grande dame timide. Elle récitait ses conférences par coeur, quel tour de force ! Elle a en revanche retardé les avancées théoriques sur les enfants.


On raconte souvent que vous avez analysé Che Guevara. Alors ?


J'ai connu Ernesto Guevara en 1950, il étudiait la médecine à Buenos Aires et moi, rentré de Londres, j'ouvrais mon cabinet de psychanalyste. Un de mes patients lui avait recommandé de venir me voir, car il souffrait d'asthme. Mais il était très sceptique à l'égard de la psychanalyse, ce qui n'était pas rare à l'époque. Je crois l'avoir presque convaincu que son asthme était d'origine psychosomatique, mais presque seulement.


Vous aimez beaucoup les femmes, vous en avez épousé trois et aimé beaucoup d'autres. Votre dernière épouse, Graça de Oxun, « la princesse africaine », était une grande prêtresse du culte candomblé, le culte vaudou brésilien. Avec elle, vous vous êtes converti en 1985 à ce culte afro-américain. N'est-ce pas étrange pour un médecin psychanalyste de consulter l'avenir dans les coquillages en dansant autour du feu ?


Joseph Breuer, mon ancêtre psychanalytique, disait que tout est possible, même Dieu. Je suis d'accord avec ce bulletin métaphysique. J'accorde du crédit au candomblé, mais je n'y crois pas. Vous savez, tout est possible dans la tête d'un psychanalyste qui vit à Salvador de Bahia. Si je devais aujourd'hui choisir une religion, je ne choisirais pas d'être un catholique fervent, comme je le fus enfant, je choisirais le candomblé, car le sang qui y est versé en sacrifice est du vrai sang. On ne fait pas semblant dans le candomblé.


Vous écrivez que le couple, « c'est la guerre en temps de paix, ou le contraire ».


Le couple est une institution belle et impossible qui, avec ses noeuds enchevêtrés et ces alléchants petits chignons, est à la base de tous les liens sociaux. Les moments les plus heureux de ma vie, je les ai vécus en plein ballet nuptial. Le mariage est un défi titanesque.


Vous dites que Freud n'a sur la vieillesse émis que « des lieux communs et des plaintes » ?


Bon, il a dit ce que typiquement un homme vieux peut dire. Je suis logiquement très concerné par ce sujet. Je crois que la sexualité de l'homme vieux peut être, doit être épanouissante à l'occasion. C'est important pour cet âge de déconstruire le pénis, de contester le pénis arrogant et traître. Il faut pour les vieux regarder la sexualité d'une autre façon, plus féminine, plus sage. Je crois qu'il est difficile d'être sage avant 60 ans, en particulier dans la sexualité. Passer la soixantaine donne de la souplesse, de l'esquive, du jeu de ceinture, comme on dit dans la boxe




Emilio Rodrigué


Né à Buenos Aires en 1923.


En septembre 1944, âgé de 21 ans, il commence une analyse auprès d'Arnaldo Rascovsky, analyste renommé.


1947 : diplômé de médecine, il part pour Londres.


Est élu président de l'Association de psychanalyse argentine en 1966.


1972 : il s'installe au Brésil.


2000 : il publie une biographie, « Freud, le siècle de la psychanalyse » (Payot).


Paru en février 2005 dans le Point (l'hebdomadaire)

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Béla Grunberger, psychanalyste du narcissisme

http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3382,36-400453,0.html

Dans le Monde daté du 5 mars 2005
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Le psychanalyste Béla Grunberger est mort le 26 février. Il avait 101 ans.

C'est une page d'histoire du mouvement psychanalytique en France qui se tourne. Celle de ceux qui, tout en ayant une pratique clinique renommée, osaient tenter d'enrichir - en le prolongeant - le corps de doctrine laissé par Freud.

Béla Grunberger, par son itinéraire et les langues qu'il maîtrisait, appartenait aussi à la catégorie des passeurs, au carrefour de trois des grands centres de formation et d'activité des trois premières générations de psychanalystes : la Hongrie, l'Allemagne et Paris.

Il naît en effet à Nagyvarad (Oradea, en Hongrie) dans une famille juive, en 1903. En 1918, quand la Transylvanie est rattachée à la Roumanie par le traité du Trianon, il émigre en Allemagne puis en Suisse, pour arriver en France en septembre 1939, quand éclate la seconde guerre mondiale. C'est en France qu'il sera formé, après des études de médecine, à la psychanalyse par Sacha Nacht.

Pendant l'Occupation, Béla Grunberger vit avec de faux papiers dans la région lyonnaise. Après la guerre, il devient l'une des figures marquantes de la psychanalyse française "orthodoxe", recevant sur son divan des personnalités aussi diverses que son compatriote Nicolas Abraham, la féministe Antoinette Fouque ou encore sa future femme, Janine Chasseguet-Smirgel, avec laquelle il travaillera.

Après la rupture provoquée par la scission lacanienne, au début des années 1950, Béla Grunberger demeure dans le giron de la maison fondée par Marie Bonaparte et Rudolph Loewenstein : la Société psychanalytique de Paris (SPP).


PARFUM DE SCANDALE


Son œuvre s'inscrit dans le sillage du disciple hongrois de Freud, Sandor Ferenczi. Son nom reste associé à la théorie du narcissisme, auquel il consacre un ouvrage devenu pour de nombreux psychanalystes un classique (Le Narcissisme, Payot, 1972). Estimant que la vie intra-utérine laisse à l'homme un souvenir d'harmonie et de toute-puissance (qu'il peut vouloir retrouver de façon pathologique, par exemple par la toxicomanie), il plaidait pour que le " noyau narcissique" soit reconnu comme une instance psychique aussi importante que le moi ou le surmoi.

Béla Grunberger n'a pas hésité non plus à s'aventurer sur des terrains laissés en friche par la plupart de ses collègues : celui de l'application du freudisme à l'interprétation de l'histoire et des faits sociaux, dont Freud lui-même avait donné l'exemple avec Totem et tabou puis L'Homme Moïse et la religion monothéiste. D'où deux ouvrages à contre-courant qui entourent son nom d'un parfum de scandale. Le premier s'intitule L'Univers contestationnaire ou les nouveaux chrétiens (publié avec Janine Chasseguet-Smirgel sous le pseudonyme d'André Stéphane, Payot 1969, réédité sous le nom véritable de ses auteurs en 2004 par les éditions In Press). Dans des termes qui évoquent certaines analyses des plus réservées sur le mouvement étudiant du philosophe Adorno à la même époque, ce texte met en cause l'" esprit de Mai 1968" assimilé à une révolte narcissique contre l'autorité comparable au fascisme et ramenée à des origines chrétiennes.

Dans l'autre essai, plus récent mais dans la continuité du premier, Narcissisme, christianisme et antisémitisme(Actes Sud, 1997), coécrit avec le psychiatre et psychanalyste Pierre Dessuant, il s'est attaqué à l'histoire de la haine anti-juive en proposant l'une des ultimes tentatives d'expliquer ce phénomène à travers une disposition psychologique : un narcissisme fixé régressivement à la vie fœtale, refusant la "maturité œdipienne".

Malgré le silence gêné qui avait accueilli ce dernier livre, Béla Grunberger estimait avec ses coauteurs, comme on peut le lire dans l'avant-propos à la réédition de L'Univers contestationnaire, que l'accès de "nouvelle judéophobie" lui avait somme toute donné raison.

Nicolas Weill

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Psychanalyse
En voiture Sigmund !
dans les pages de Libération, http://www.liberation.fr/page.php?Article=281261
Le jeudi 10 mars 2005

Freud aimait boire avec Jung, bronzer avec Minna et étudier les horaires de train avec son frère Alexander. Publication de sa correspondance de voyage.

Par Natalie LEVISALLES



Sigmund Freud
«Notre coeur tend vers le Sud», correspondance de voyage,
1895-1923
Edité et présenté par Christfried Tögel. Préface d'Elisabeth Roudinesco. Traduit de l'allemand par Jean-Claude Capèle, Fayard, 416 pp., 23 €.



a psychanalyse n'était pas la seule passion de Freud. Il en avait au moins deux autres, l'archéologie, et les voyages, on le comprend en lisant ce livre. On comprend aussi que l'apport de Freud à la psychanalyse n'aurait pas été le même, il n'aurait sans doute pas été du tout, s'il n'y avait eu ces deux autres passions. Dans «Notre coeur tend vers le Sud», Christfried Tögel a réuni, préfacé et commenté la correspondance de voyage de Sigmund Freud. Tögel, qui est historien de la psychanalyse et directeur du Sigmund-Freud-Center à Magdeburg en Allemagne, affirme (dans une interview par e-mail) que ces lettres et cartes envoyées entre 1895 et 1923, ne nous apprennent «presque rien sur Freud en tant que fondateur de la psychanalyse». En revanche, elles nous apprennent presque tout sur la personne privée, sur l'homme Freud : son amour des voyages, du bon vin, de la bonne chère, du soleil et des bains de mer, le temps qu'il passe à faire des emplettes (coupelles de marbre et chapeaux de paille) et à chercher des bons restaurants.

«Le bonheur n'existe que sous la forme d'un rêve d'enfance qui se réalise. A ce sujet, je me dis soudain que je ne me rendrai pas en Italie cette année», écrit Freud dans une lettre à son ami Wilhelm Fliess en 1899. En revanche, pendant le quart de siècle suivant, il s'y rendra presque chaque année, mais aussi en Grèce, en Suisse, au Tyrol, à Londres et aux Etats-Unis. «Il y a vingt ans, raconte Tögel, j'ai réalisé que Freud avait beaucoup voyagé, que c'était une de ses obsessions.» Une obsession contagieuse : à son tour, Tögel se met à rassembler «toutes les données possibles sur ces voyages», et à voyager dans les pas de Freud. Grâce à lui, on comprend à quel point Freud était un stakhanoviste du tourisme culturel, indiquant dans ses lettres de manière maniaquement exhaustive le programme des visites effectuées. «Arrivés à 3h 1/2, nous avons vu des monuments, des églises et le palmier de Goethe, le cercueil d'un Troyen, une place ornée de 82 statues d'auditeurs célèbres de l'Université.» Mais, surtout, on découvre que ces voyages de l'été sont véritablement le grand moment de l'année, on a presque envie de dire la grande affaire de la vie de Freud, il passait littéralement des mois à les préparer. Il fallait d'abord choisir un compagnon. Sur près de trente ans, les quatre principaux ont été sa femme Martha, sa belle-soeur Minna, son frère Alexander et son disciple Ferenczi. De ce dernier, il dit en 1910 dans une lettre à Jung : «Mon compagnon de voyage est un homme que j'aime beaucoup, mais un peu maladroitement rêveur, et il a une attitude infantile à mon égard. Il m'admire sans discontinuer, ce que je n'aime pas. (...) Il s'est comporté de façon trop réceptive et passive, a tout laissé faire pour lui comme une femme, et mon homosexualité ne va pas jusqu'à l'accepter comme tel.» Il conclut : «La nostalgie d'une vraie femme augmente considérablement dans de tels voyages.» Quant à Alexander, son cadet de dix ans, il a l'immense qualité, pour Sigmund qui a longtemps eu une phobie des voyages en train, d'être le meilleur expert du réseau ferré de l'Empire austro-hongrois. Il est en effet l'auteur d'un Registre des gares de chemin de fer en complément de la carte des communications ferrées et postales en Autriche-Hongrie qui répertoriait l'ensemble des communes disposant d'une gare et donnait des indications sur la situation politique. Rédacteur à l'Index général des tarifs, il disposait, écrit Tögel, «d'excellentes informations sur les réseaux ferrés, les horaires et les prix». Qu'il ait par ailleurs été «un neurasthénique très tourmenté», souvent «maussade» en voyage, ne dérangeait pas Sigmund plus que ça. «Humeur et conditions excellentes. Alex, hélas, est grincheux, et ne se sent pas bien», écrit-il de Sienne en 1897.

Pendant l'hiver donc, Sigmund se plongeait dans les guides touristiques, une immersion totale. Cinq ans avant sa première visite, il est déjà en train d'étudier les rues de Pompéi. Et, quant à sa «nostalgie névrotique de Rome», vers la fin des années 90, dit Tögel, «elle devint si accablante que Freud ne parvenait pratiquement à rien faire, hormis, par exemple, étudier la topographie de Rome» à l'aide d'une trentaine de monographies de la ville. Dans ces lectures minutieuses, passionnées, envahissantes, on retrouve la fascination de Freud pour l'archéologie et l'Antiquité. On y voit aussi la première étape d'un processus de conceptualisation dont la seconde sera faite, les lettres le montrent, des émotions et sensations éprouvées à Rome ou Athènes (voir ses visites quotidiennes au Moïse de Michel-Ange pendant le séjour romain de 1912 et son essai l'Homme Moïse et la religion monothéiste), avant la phase d'écriture, à Vienne.

Dans les cartes et lettres que Freud envoie tous les jours, et souvent plusieurs fois par jour, à ses amis, sa femme, ses six enfants, on lit le plaisir d'une vie aventureuse («Finalement, nous avons tout surmonté, le sirocco, le danger du choléra et la malaria», il est en Sicile), un émerveillement jamais épuisé devant les statues, musées, temples grecs et collines de Toscane («Notre coeur tend vers le Sud, vers les figues, les châtaignes, le laurier, les cyprès, les maisons ornées de balcon, les marchands d'antiquités»), on trouve des notations drôles ou étranges sur les gens : les Napolitains, «laids, souvent répugnants, on dirait des galériens», les bébés anglais «fabuleusement beaux, et leurs nurses, tout aussi fabuleusement laides», ou Jung, qui «a rasé sa moustache, mais cela ne lui va vraiment pas bien». Ou encore les commentaires d'un gastronome enthousiaste, qui n'en est pas encore revenu d'avoir échappé aux Wienerschnitzels. «J'ajoute que nous avons mangé divinement à Livourne. On devient tellement matérialiste» ou (à Giardini di Torino) : «Le repas fut grandiose (...) des fruits, entre autres, du raisin qui est la véritable raison de ma venue. Le tout arrosé d'un vin blanc d'Ischia, 2,50 la bouteille.» Mais le sommet des plaisirs de bouche semble, étrangement, atteint pendant la traversée de l'Atlantique, lors du célèbre voyage aux Etats-Unis entrepris en 1909 avec Jung et Ferenczi. «A notre grande satisfaction, Jung nous informe qu'il s'est décidé à renoncer à l'abstinence et nous demande de l'encourager un peu», écrit Freud le premier soir. Quelques jours plus tard, il confirme : «Jung picole vaillamment avec nous. (...) Hier après-midi, nous avons été totalement incapables de faire autre chose que manger et nous nous sommes endormis comme d'autres passagers sur nos chaises.» A propos de l'expédition américaine, dans la préface de l'édition française, Elisabeth Roudinesco précise : «Le lecteur français découvrira une nouvelle fois (...) qu'en arrivant devant la statue de la Liberté, Freud ne prononça pas cette phrase : "Ils ne savent pas que nous leur apportons la peste." C'est en effet Jacques Lacan qui la lui attribua en 1955, à l'issue d'une conversation avec Jung, lequel, sans doute, l'avait inventée.»

Cette correspondance de voyage fait donc voir au lecteur un Freud hédoniste, pas si connu. Plus étonnant peut-être, on apprend qu'il tient Martha informée, quasi quotidiennement, de l'état de son tube digestif : «Compte tenu du trajet, mes intestins ne se portent pas trop mal, mais bien sûr, pas encore de façon idéale.» Comme le dit Tögel, «cela contraste avec l'approche qu'il avait avec ses patients, où il interprétait les symptômes comme l'expression de conflits internes. Mais il appliquait très rarement ses théories à lui-même et à sa famille. Il semble qu'il était très hypocondriaque».

En miroir aux préocc

21/12/2007
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