Chaque visage est le Sinaï d'où procède la voix qui interdit le meurtre - Lévinas

Franck Chaumon Patrick Coupechoux: À propos du film de Sandrine Bonnaire

• Voici, paru dans l'Humanité du 9 Février 2008 , et réalisé par MIchel Delaporte et Maud Dugrand, un entretien entre Franck Chaumon psychanalyste et Patrick Coupechoux journaliste,  à l'occasion de la sortie en salle du documentaire que
Sandrine Bonnaire, a consacré à sa soeur Sabine.




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L'Humanité

TRIBUNE LIBRE -
Article paru le 9 février 2008

L’HUMANITÉ DES DÉBATS.
Psychiatrie : le retour de l’asile ?

ENTRETIEN CROISÉ AVEC PATRICK COUPECHOUX, JOURNALISTE, ET FRANCK CHAUMON, PSYCHIATRE ET PSYCHANALYSTE (*).

• Que pensez-vous du film Elle s’appelle Sabine, de Sandrine Bonnaire ?

Franck Chaumon. J’ai trouvé ce film extrêmement touchant. Son regard sur sa soeur telle qu’elle est aujourd’hui, malgré la douleur qu’il exprime, est très subtil et respectueux pour elle aussi bien que pour les autres résidents. Elle n’évite pas l’horreur de la situation et sait montrer en même temps la profonde humanité de ceux qui partagent sa vie à présent.

Patrick Coupechoux. Ce film est très émouvant. Le contraste entre la Sabine jeune, où elle est si belle, si humaine, et celle d’aujourd’hui, où elle est si diminuée, est terrible. Sandrine Bonnaire n’est pourtant ni dans le pathos ni dans la complaisance. Sa démarche implique une réflexion de ce qui s’est passé entre ces deux états.

• Sandrine Bonnaire pose la question de l’impact de ces cinq années d’hôpital psychiatrique sur sa soeur. Avez-vous le sentiment qu’elle procède à une dénonciation en règle de la psychiatrie ?

Franck Chaumon. Le grand mérite du film et en même temps sa difficulté, c’est qu’il parle d’une personne, Sabine, et qu’il est toujours délicat de faire d’une existence la preuve d’une thèse, quelle qu’elle soit. Sandrine Bonnaire est extrêmement mesurée dans ses propos et il serait dommage de ne retenir qu’une seule cause évidente de la détérioration de l’état de sa soeur : l’hospitalisation en psychiatrie pendant cinq ans. Le danger serait de mettre la douleur de Sabine sur le compte d’une unique maltraitance « psychiatrique ». Les troubles dont elle souffre sont suffisamment soulignés dans le film pour qu’il soit possible de poser les questions sans les caricaturer. Et d’abord refuser de parler de « la » psychiatrie, pour situer précisément les formes de réponse proposées, leurs moyens et leur éthique. Quelle que soit la difficulté du patient, il y a une manière humaine d’accueillir la souffrance humaine, et c’est un enjeu pour notre culture. C’est une erreur de situer le débat, comme on le voit ici ou là, sur la question des médicaments. En prescrire ou pas n’est pas le centre du problème. La question, c’est comment faire pour accueillir le plus respectueusement possible ceux d’entre nous qui sont le plus vulnérables, les plus violentés ou les plus violents. Et ça, c’est une question qui aujourd’hui concerne la place et les moyens alloués à la psychiatrie en France. Il faut le dire, et c’est là que le film est avec les soignants et non contre eux, la situation de la psychiatrie en France est devenue catastrophique.

Patrick Coupechoux. Sandrine Bonnaire évoque la cassure qui fait basculer Sabine : le départ en province de la mère, la mort du frère, la séparation d’avec la fratrie… Mais il est impossible de faire apparaître de façon nette les raisons de la rupture. Est-ce l’hôpital, les médicaments ? Il faudrait procéder à une analyse poussée pour comprendre…

• Lorsqu’il y a enfermement en hôpital psychiatrique, le lien est difficile à maintenir. Dans une structure plus petite, les rapports sont plus faciles. Pourquoi ne pas privilégier davantage le développement de ces lieux d’accueil ?

Franck Chaumon.
Quand les capacités humaines sont débordées, c’est précisément le moment où le traitement doit être d’autant plus individuel et humain. Dans la structure d’accueil où se trouve Sabine, il m’a semblé qu’il y avait au moins une personne accompagnante pour un patient. Dans l’hôpital psychiatrique où a été hospitalisée Sabine, le rapport est de l’ordre de 25 patients pour deux infirmiers, selon la déclaration d’un des médecins… Mais la question n’est pas seulement celle des moyens, il s’agit d’un choix de société. Que peut faire une société pour accueillir des gens brisés ? Peut-on uniformiser les réponses, les évaluer selon le critère majeur actuel du moindre coût ? Est-ce que la standardisation des protocoles de traitement est la réponse ou bien est-ce que ce film ne fait pas sentir que c’est du côté de l’attention portée à la singularité qu’il s’agit de s’orienter ?

• Pourtant, ce travail d’accompagnement humain n’est pas très valorisé…

Franck Chaumon.
Oui, aujourd’hui on considère que tout le monde est interchangeable et que les propositions sociales doivent être valables pour tous selon des protocoles standardisés et anonymes. Le discours gestionnaire et financier prime, et l’on privilégie la distribution anonyme des réponses, médicamenteuses en premier lieu.

• D’autant que les réponses aux maladies mentales pourraient être multiples et complémentaires…

Patrick Coupechoux. On n’a pas réponse à tout. Au moment de la rupture de Sabine, la famille est désarmée. Elle ne peut pas faire face seule. Si la psychiatrie n’intervient pas, c’est la destruction qui prend le pas. Sandrine Bonnaire, grâce à sa notoriété, a pu trouver une structure humaine pour accueillir sa soeur. Mais tout le monde n’a pas la notoriété d’une actrice. Il y a beaucoup de gens à l’abandon. Abandon extrême lorsqu’ils sont dans la rue ou en prison, abandon par manque de soins parfois lorsqu’ils sont hospitalisés. Il y a une forme d’abandon invisible qui consiste à médicaliser les malades sans s’occuper réellement d’eux.

Franck Chaumon. Il est réducteur de prendre le problème en opposant hôpital psychiatrique et structures respectueuses. Depuis la Seconde guerre, il existe en France des pratiques psychiatriques qui en ont fait la preuve. Beaucoup de lieux sectorisés, à l’image de celui qu’a créé Sandrine Bonnaire, existent déjà. Et ça fonctionne. Sauf qu’actuellement c’est le retour de l’asile. Je trouve aberrant les réponses défensives d’un certain nombre de collègues qui répondent au film par un éloge des médicaments. Il s’agit de savoir quelle complicité nous avons avec la destruction actuelle de nos moyens de travail. De fait, certains hôpitaux deviennent des gardiennages d’asile. Les psychiatres qui ont participé à tous les combats novateurs sont dans de telles conditions de fonctionnement qu’ils se voient obligés de prendre en compte, contre leurs convictions, la logique des coûts. Ils parent au plus pressé en supprimant le travail subtil d’accompagnement dans la cité, pour pouvoir simplement tenir les urgences avec des équipes épuisées. Pendant ce temps-là, les activités multiformes par lesquelles on prend en compte la singularité des patients sont abandonnées, jugées superflues ou peu mesurables et donc inutiles… L’hôpital fonctionne désormais comme une entreprise. Quand vous avez avalé pendant des années votre sentiment d’indignité, vous finissez par défendre l’indéfendable comme une manière de tenir dans votre travail. C’est dramatique. Ce n’est pas la faute des médecins ni des infirmières, à condition toutefois qu’ils le dénoncent. Sinon, ils participent à un système qui est le contraire de ce qu’ils soutiennent. Les conditions faites à la psychiatrie sont hélas aujourd’hui les conditions expérimentales d’un retour de l’asile. On ne peut pas rester silencieux.

• La structure d’accueil dans laquelle se trouve Sabine coûte moitié moins cher qu’un place en hôpital psychiatrique…

Franck Chaumon.
La question des coûts est une folie du discours. Elle nous écrase sous sa prétendue évidence de rationalisation des dépenses, mais il faut poser la question sérieusement : comment peut-on calculer ce que coûte une société ? Quelles sont les valeurs sociales que nous comptabilisons ? Aujourd’hui on passe notre temps à remplir des comptes, et pour cela on découpe tous les actes en séquences comptables, on réduit les techniques à des protocoles, on produit des tonnes de statistiques. On nous impose des audits pour rationaliser les dépenses, et on surimpose des dépenses inflationnistes pour … contrôler les dépenses faites par les praticiens. On nous demande de restreindre nos activités et, dans le même temps, on fait des campagnes gigantesques sur la dépression pour inciter les gens à acheter des antidépresseurs…

• Pourquoi les psychiatres n’arrivent-ils pas à dépasser ce sentiment d’agression ? Est-ce une peur de perdre leur pouvoir et leur légitimité ?

Patrick Coupechoux. Il faut interroger les psychiatres qui ont une responsabilité certaine… Mais il faut surtout questionner la société. Pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui, il est intéressant de revenir aux expériences de désaliénation nées après la guerre et qui sont remises en cause aujourd’hui. Celles-ci ont démontré qu’il était possible d’intégrer les fous dans la société, avec une conception de la psychiatrie à la croisée de nombreux chemins, culturel, social, historique, psychologique - et pas seulement rivée à la médecine - avec la nécessité d’aider le fou à vivre parmi les autres hommes. Notamment grâce à une équipe de soignants, à la continuité des soins dans et hors de l’hôpital… Il serait bénéfique de se pencher sur ces expériences novatrices qui ont fonctionné et qui fonctionnent toujours ici ou là. Aujourd’hui, c’est la vision même de la folie qui change : il faut désormais la neutraliser, la gérer et la criminaliser. Le but de l’action des désaliénistes n’était autre que l’homme, la finalité de leur démarche était de tout faire pour que le fou puisse vivre parmi les humains. à présent, on entend empêcher le fou de perturber, voire de nuire à la société, ce n’est pas du tout la même chose. Ce discours est alimenté par une vision biologique, scientiste, qui consiste à réduire l’être humain à son cerveau, à son système nerveux ou à ses gènes, à en faire un objet. Il l’est aussi par une vision néolibérale et managériale obsédée par la gestion et la mise à l’écart de tous ceux qui sont faibles ou non performants.

Franck Chaumon. Nous sommes tous des cibles à neutraliser. Les gens qui se sentent mal, il faut les convaincre qu’ils sont déprimés et que la réponse à leur malaise est dans les antidépresseurs. Les enfants qui bougent trop à l’école, il faut convaincre parents et enseignants qu’ils sont hyperactifs, et leur prescrire de la ritaline… La folie a toujours posé les problèmes du sens de la vie et de la vie ensemble, même si les mots changent selon les époques. Aujourd’hui le mot « autisme » est la manière contemporaine de poser cette question. La manière dont une société se comporte avec ses fous signe sa culture. Mettre les fous et les criminels dans des boîtes, prévenir les troubles et psychologiser les problèmes sont des réponses ponctuelles qui esquivent le débat sur les valeurs qui nous réunissent ou nous divisent, sur les choix de société.

Patrick Coupechoux. C’est un symptôme des changements intervenus dans notre société, notamment concernant la place de l’individu. J’ai commencé mon enquête avec le fou et j’ai fini avec l’individu contemporain. La folie révèle la supercherie de « l’individu libéral », « l’individu roi » qui n’est en fait que l’individu du marché, mobile, performant, compétitif, autoconstruit, en compétition permanente avec ses semblables… On oblige les individus à se conformer à ce modèle et parfois de façon criminelle, les gens se suicident par exemple au travail. Ce que la folie démasque, parce qu’elle ne peut se conformer à ce modèle, c’est la violence des rapports sociaux, derrière les apparences. Elle nous montre que l’individu réel, le sujet, est de plus en plus malmené. Avec le fou, soit on est capable de nouer un lien réel, humain - et certainement pas la relation de nature contractuelle et marchande que nous impose de plus en plus la vision néo-libérale, - soit c’est l’abandon. Et c’est probablement pour cette raison que le fou est aujourd’hui de plus en plus abandonné. L’exclusion du fou, c’est l’exclusion de l’homme. La réflexion sur la folie est inséparable de celle sur l’être humain.

• Beaucoup de parents condamnent une approche trop psychologisante de l’autisme. Qu’en pensez-vous ?
 
Patrick Coupechoux. Il est vrai que la psychanalyse est rejetée par les familles. Peut-être ont-elles leurs raisons. Mais deux choses me frappent. La première, c’est le fait que les parents veulent des résultats immédiats, voire spectaculaires. Il faut que l’enfant se comporte le mieux possible, le plus vite possible, qu’il s’intègre comme on dit. Et cela, c’est bien dans l’air du temps… La seconde, c’est que le rejet de tout récit, de tout discours sur le monde - comme celui de la psychanalyse ou du marxisme qui ont joué un rôle si important dans le mouvement désaliéniste - conduit à la réduction de l’être humain à l’état d’objet et, au final, au tri et à l’exclusion possibles.

Franck Chaumon. Devant les carences des pouvoirs publics, les parents se regroupent en associations pour faire face aux obstacles et aux contraintes causées par les troubles de leur enfant. Les vies familiales peuvent être brisées quant on a un enfant pour qui il n’existe pas véritablement d’accueil, comme c’est le cas lorsqu’il est en bonne santé. Mais leur combat légitime ne doit pas esquiver le débat essentiel sur l’orientation des réponses proposées et leur choix pour des techniques réductrices, au nom d’un refus de la psychanalyse. Le cognitivisme et le comportementalisme vont très bien avec les médicaments, et avec l’obsession du formatage gestionnaire des réponses. Quel accueil devons-nous proposer à ceux d’entre nous qui sont les plus démunis ? Des réponses humaines, singulières, originales, ou bien des réponses simplifiées, adaptées, limitées ? Le débat cognitivisme-psychanalyse n’est pas un débat pour spécialistes, c’est un enjeu de société. Nous n’avons pas su à ce jour le rehausser à ce niveau.

• Ressentez-vous la nécessité d’ouvrir un vrai débat sur le sujet ?

Patrick Coupechoux.
Oui, c’est nécessaire. Depuis des années, il n’y a plus vraiment de transmission, des internes en psychiatrie ne savent pas qui étaient Lucien Bonnafé, Jean Oury ou François Tosquelles. Il faut revenir à ces gens-là, à cette richesse-là, remettre en cause le discours pragmatique qui cherche le résultat immédiat et l’apparente efficacité, mais qui nous projette dans une vision unique, simpliste et bureaucratique du monde. Une vision qui au bout du compte banalise et justifie l’exclusion et l’inhumanité.

Franck Chaumon. Il existe un défaut de lien entre l’éthique et la politique. La psychanalyse peut ouvrir à des formulations inédites pour le politique : qu’en serait-il d’une politique qui accueillerait la singularité comme telle ? Qui ferait vraiment place au sujet ? Si la libération de l’homme passe d’abord par lui-même, tout va bien, mais que se passe-t-il si l’on entend le témoignage de la psychanalyse : il n’est pas sûr qu’on ait toujours envie de se désaliéner, et l’on peut tenir ferme à l’idée que c’est, seulement l’autre et la société qui nous aliènent…

(*) À lire : Un monde de fous de Patrick Coupechoux (Seuil, 2006).
• Politique de la psy, de Franck Chaumon et F. Gros, (Presses de Sciences Po, 2007)
• Psychanalyse : vers une mise en ordre ? sous la direction de Franck Chaumon (La Dispute, 2006).

Entretien réalisé par Ixchel Delaporte et Maud Dugrand



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