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La plainte en gériatrie : de la douleur à l'élégie
Introduction
La création d’un poste de psychologue dans un Service de Soins Infirmiers à Domicile m’a amenée à découvrir la gériatrie ambulatoire.
La majorité des patients ont atteint 85 ans et constituent la population type « quatrième âge. »[1]
Considéré d’un point de vue gériatrique non plus comme des vieux, mais des vieillards, le corps, de ces patients, est souvent traversé par la douleur due à la prolifération des troubles somatiques.
Les souffrances sont nombreuses à cet âge et certaines affections douloureuses sont spécifiquement gériatriques : zona, artérite temporale, pseudo-polyarthrite rhizomélique, chondrocalcinose, artérite des membres inférieurs…
On dit également leur état social sans statut, endeuillé, isolé dans la solitude.
« (…) pas grand-chose ne semble pouvoir venir compenser ce durcissement, le vieillissement surcode tout ce qui arrive.»[2]
Arrivera alors la formation gémellaire de ce vieillissement : la plainte.
Car exercer en gériatrie, c’est être quotidiennement confronté à la plainte de ces corps, de ces visages.
La formulation de la plainte conçue dans ce texte est celle de personnes qui bénéficient encore d’un minimum de santé et qui ont assez d’argent pour bénéficier de soins sensés alléger leur douleur.
En somme, elles ne sont pas misérables et quand la souffrance atteint son paroxysme, elles m’appellent pour annuler notre rendez-vous.
Sinon, elles m’accueillent pour se plaindre du présent souvent corrompu, consommé par la douleur chronique et aiguë.
Tel un lutteur japonais, la douleur est énorme en gériatrie, et la perception qu’on en a peut nous renvoyer à notre propre limite.
Il ne s’agit pas ici de chercher une origine dans chaque cas de plainte, mais plutôt de trouver dans la relation un mouvement continu possible, l’extension de toutes ces plaintes que donnent à percevoir ces vieillards.
Deux interrogations permettront d’entrer dans ce mouvement : « Qu’est ce qu’un corps qui se définit par son vieillissement ? », et « Comment la plainte scellera l’alliance avec ce corps-là, en particulier ? »
Il y a, alors, à s’engager dans une nouvelle dimension du corps, qui, traversé par de telles intensités, pourra devenir jusqu’à une certaine limite un vecteur de l’élégie.
Le corps sénescent
Depuis quelques années le corps vieillissant objectivé par la médecine rend compte d’un mouvement, d’un processus : celui de sénescence.
La sénescence a été assimilée, par certains biologistes, au concept d’erreur génétique, erreur de transmission dans les informations du code génétique.
Ce genre d’erreur, tout au long de notre vie, les cellules en font constamment. Simplement ces erreurs sont compensées. Mais selon cette théorie, une cellule a une moyenne d’erreurs possibles. Et puis, arrive le moment où un seuil est atteint.
Et c’est quand le seuil d’erreurs possibles est atteint qu’il y a quelque chose d’irréductible, à savoir un phénomène de sénescence, de vieillissement de la cellule, comme si elle pliait elle-même sous le nombre de ses erreurs.
Et donc la vieillesse serait le franchissement du seuil de tolérance d’une cellule, d’une particule vis-à-vis de ces erreurs.
C’est le concept d’erreur pathologique que Deleuze reprend dans un de ses cours, inspiré du concept d’erreur génétique[3] de Canguilhem.
La vieillesse pourrait être ce mécanisme agissant « par erreur » et donc subissant. Chaque erreur agira sur la nature de mon corps et chaque changement produira sa tension, son retentissement parfois très douloureux.
On voit bien dans la pratique à quel point la plainte des vieillards s’arrime à l’épreuve des cellules. Reste à déterminer sous quel rapport la plainte sera le contenu exprimant de toutes ces erreurs, l’élément appartenant au corps sénescent.
Le rapport corps-affect
Il y a un auteur auquel Deleuze a recours pour conceptualiser le corps, c’est Spinoza. Quand Spinoza conçoit le corps, il détend une carte, traversée par une longitude et une latitude, les deux éléments essentiels de cette cartographie.
« Un corps se définit seulement par une longitude et une latitude : c’est-à-dire l’ensemble des éléments matériels qui lui appartiennent sous tels rapports de mouvement et de repos, de vitesse et de lenteur (longitude) ; l’ensemble des affects intensifs dont il est capable sous tel pouvoir ou degré de puissance - ou plutôt selon les limites de ce degré -(latitude). » [4]
Voilà l’effectuation d’un rapport qui peut donner au concept de sénescence un statut particulier, étendu et envisageable sous un autre mode.
Ce que le corps perd en motricité, en énergie, il le gagne en affect intensif.
Cette conception philosophique fait donc de l’affect l’effectuation d’une puissance qui soulève et fait vaciller le moi, et de la plainte un devenir possible de l’affect dans son intensité tragique.
Le vieillissement sera donc défini par des éléments matériels et une liste d’affects, dont font partie : la douleur, la lenteur, ne plus sortir, se lamenter, geindre…
Une composition qui fait encore du vieillard un individu actif et passif.
Et dans la plainte, les affects mobilisés en puissance circulent et se transforment au sein de cet agencement : que « peut » un vieillard ?
L'élégie ou les affects en puissance [5]
Cette très vieille dame me dit « Vous savez à mon âge -97ans- c’est à mon corps que j’obéis. J’ai mal partout, partout, partout !!! »
À chaque fois que Monsieur H se lève de sa chaise, ça craque et ses genoux ne semblent plus pouvoir l’aider.
Il mettra entre sept et huit secondes pour atteindre la station debout en disant : « Aie… Aie… Aie, mama, je suis vieux, j’ai mal. »
Deleuze dirait : « Celui qui se plaint ne sait pas toujours ce qu’il veut dire. »[6]
Leur corps éprouve une puissance qui semble beaucoup trop grande pour être supportée et le pouvoir d’expression s’enroule dans la plainte comme si l’affect pliait lui-même sous la force de ses intensités.
Leurs segments ainsi déterminés, une plainte se termine pour en commencer une autre.
Madame M me dit : « J’en ai marre Sonia. À quoi ça sert ? Non mais vous vous rendez compte : rester là toute la journée sans rien faire. »
Plus on est vieux et moins on est repérable socialement. Quotidiennement, ils me demandent ce qu’il en est de ma vie sociale, à moi, comme s’ils voulaient y revenir à cette vie.
« L’élégie est animée avant tout par celui qui n’a plus temporairement ou pas de statut social. » [7]
Sans statut ni communauté, on dit qu’à ce moment naît la grande plainte, cette espèce de chant, cette source poétique : la plainte d’une pleureuse, la plainte des esclaves affranchis, la complainte de l’assassin, la plainte du prophète (pourquoi Dieu m’a-t- il choisi ?), et la plainte du vieillard.
Parfois menace, parfois prière.
Je ne leur prie pas d’arrêter de se plaindre. Je les laisse prier avec leur plainte.
Car, au-delà de la tristesse, de la revendication, il y a dans la plainte un mouvement de qualité expressive, telle une invocation.
Et encore, au-delà, un mode et une fonction.
La plainte : un mode et une fonction
À chaque rencontre, j’ai l’impression qu’ils croient leur plainte unique, comme si chaque plainte formait une unité. Une unité de production avec son ingénierie, sa mécanique, son montage.
Est-ce dans le dessein de retrouver un pouvoir d’action, de l’énergie, quelque chose de sa puissance ?
Alors, dans cette ingénierie, on se rend compte que la plainte : «(…) requiert avidement la présence d’un tiers.» [8]
Et, son pouvoir: «(…) est lié au déplacement et à la capacité de mobilisation
qu’elle induit. Ainsi la plainte (…)doit-elle souvent courir pour faire courir, et plus pour ne pas se perdre que par la crainte de ne pas se faire entendre. » [9]
La plainte procèderait par agencement collectif, il lui faut ce tiers, peut-être aussi avide d’y trouver l’élégie.
On accuse souvent la plainte de nous faire tourner en rond, on lui intente alors des procès, ou bien on construit des projets thérapeutiques afin d’en « finir » -avec elle- : « (…) elle devient bientôt, parce qu’elle dure, une fixation répétitive qui alimente le chagrin au lieu de l’épuiser.(…) On entre alors dans un cercle infernal qui éloigne peu à peu de la première réalité de la douleur et qui ouvre, dans la complaisance, sur une dépression chaque jour plus irrémédiable. »[10]
C’est vrai, on a parfois l’impression que la plainte nous trompe, qu’elle nous leurre.
Sa redondance nous rebute, nous répulse : « La plainte n’atteindrait jamais l’autre. Sa manie généralisante, son illimitation renverrait son écho dans le secret et la solitude des cœurs. Quand l’enjeu est la constitution du lien humain, il ne faudrait alors ni plaindre ni se plaindre. » [11]
J’ai tenté d’imaginer tous ces vieillards sans leur plainte, et ce qui me vient ce sont des vieillards taris dont plus aucun son ne sort : l’absolue passivité, l’abolition passionnelle.
Je ne pense pas que la plainte du vieillard soit sans but, sans raison.
Je crois plutôt qu’elle manifeste l’existence d’un mouvement où circule toute la pression, et qu’elle a besoin de rebondir pour se sentir consistante.
Car, comme l’esquisse Benjamin Jacobi : « L’absence de plainte, le renoncement à la plainte peut-être prémisse d’un renoncement à être, entrée dans le renoncement à vivre. Avec la disparition de la plainte, peut s’énoncer la fin de toute vie psychique.»[12]
En ce sens, être à l’écoute des tracas de la sénescence, c’est tenir compte de ces visages ridés, autant de rides que d’années.
Le visage est lui-même redondance, des années qui se sont répétées.
La clinique, qui définit ce visage à l’encontre d’un autre visage, sera elle-même redondance.
Redondance et non répétition.
De la plainte en veux-tu en voilà, et c’est précisément dans sa fixation répétitive qu’elle prend tout son sens et sa fonction productive.
Son intensité au plus haut degré, sa redondance, retombant ou pas dans la plainte de la semaine dernière, elle a sa manière à elle de renier la positivité qu’elle libère ou de relativiser l’absolu qu’elle atteint : « Profiter de la vie à votre âge, vous avez mieux à faire que d’écouter un vieux, se plaindre », me dit Madame B.
Mettant ainsi à nu le paradoxe de ma position : « Je suis là, mais est-ce bien utile tout ça ? »
Et, à chaque aube, la plainte se reforme. Elle ne se referme pas. Car, à chaque aube, le noir et la solitude sont là.
Comme un enfant dans le noir saisi par la peur se rassure en chantant.
Esquisse d’un centre stable et calme, stabilisant et calmant. Aussi ne risque-t-il pas de se disloquer à chaque instant.
Car il arrive que les vieillards en fassent trop, qu’ils en rajoutent, quand ils opèrent avec un fouillis de sons; alors, au lieu de produire une plainte capable de rendre sonore leur douleur, on retombe dans une plainte qui finit par reproduire seulement un brouillage effaçant tous les sons. À ce moment-là, la plainte peut devenir despotique et gâteuse, ou paranoïaque.
Pour conclure
Alors que peut un vieillard ? Il peut encore nous donner à entendre et à voir sa plainte comme une lumière crue. Ébloui, on ne pourra pas rater le réel, mais on pourra imperceptiblement le rompre.
Une imperceptible fêlure, face à cette coupure signifiante et avant que l’intensité tragique ne prenne cette particularité : l’horreur.
Sonia Salhi
Septembre 2010
Bibliographie
CANGUILHEM, G. 2003. « Le normal et le pathologique », Paris, PUF
COBLENCE, F. 1993. « Les transports de la pitié », Nouvelle Revue de Psychanalyse, 47, Paris, pp. 109-124.
DELEUZE, G. ; GUATTRI, F. 1980. Mille plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit.
DELEUZE, G. 2004. L’ABÉCÉDAIRE, Paris, Éditions Montparnasse
DEVOS, R. 1991. « Le Plaisir des sens », Matière à rire. L’intégrale. Paris, Plon, pp 474-475.
FERREY, G. ; LE GOUES, G. 2008. Psychopathologie du sujet âgé, Paris Masson.
JACOBI, B. 1998. Les Mots et la plainte, Paris, Érès.
LE DEM, J. 1993. « Le chant de la plainte », Nouvelle Revue de Psychanalyse, 47, Paris, pp. 19-27.
ROUSTANG, F. 2000. La Fin de la Plainte, Paris, Odile Jacob.
[4] Gilles Deleuze et Félix Guattari, op.cit., p.318.
[9] Le Dem. J. Le chant de la plainte, in Nouvelle Revue de Psychanalyse, 47, Gallimard, 1993, p. 26.