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Une histoire de l’anti-freudisme, avec Elisabeth Roudinesco

Publié par Médiapart et consultable sur Academia cette excellente interveiw fleuve d'Elisabeth Roudinesco menée par Sylvain Bourmeau, refait surface à l'occasion de la sortie de son livre


Très instructif 

Une hisstoire de l'anti-freudisme


Avant même la publication annoncée par des roulements de tambours du pamphlet anti-Freud de Michel Onfray, l’historienne dela psychanalyse Elisabeth Roudinesco avait réagi très vigoureu-sement, notamment sur Mediapart (cliquer ici). L’auteur de ce Crépuscule d’une idole a répondu (ici) mais systématiquementrefusé tout débat avec sa critique la plus virulente. Quelques se-maines après cette polémique, alors que paraît Mais pourquoi tant de haine?, petit livre collectif sous sa direction, il est intéres-sant de prendre du champ avec Elisabeth Roudinesco pour retra-cer l’histoire des antifreudismes radicaux.Dans cette vidéo, elle s’arrête sur certains des grands enjeux,avant de développer dans le corps d’un long entretien.

Le livre de Michel Onfray,Le Crépuscule d’une idole , vous a-t-il rappelé certaines attaques antérieures de la psychanalyseou bien s’agit-il d’une critique radicale nouvelle de Freud etde la psychanalyse?
 
Dans une certaine mesure, j’ai eu l’impression d’entendre l’échode ce qui s’est passé aux Etats-Unis dans les années 90. Rien deplus normal puisque Michel Onfray a été contacté? il le dit dansson livre? par Mikkel Borch-Jacobsen, l’un des chefs de file de cequ’on appelle, aux Etats-Unis, l’école révisionniste. C’est un cou-rant qui a débuté par la critique de l’histoire officielle, celle d’Er-nestJones(premierbiographedeFreud).Cetteécolerévisionnistese réclame au départ du grand historien Henri Ellenberger, trèsconnu aux Etats-Unis et que j’ai préfacé en France (
 Histoire dela découverte de l’inconscient, Fayard, 1994) et dont la Sociétéd’histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse (SIHPP) que jepréside gère les archives. Je dois dire que jusqu’au milieu des an-nées 90, j’étais moi-même assez proche de Borch-Jacobsen, detout ce courant historiographique qui s’est scindé lorsque certainssont passés de la critique à la haine, comme quasiment toujoursles révisionnistes. C’est un phénomène intrinsèque à la démarchehistorique. On l’a vu à propos de la Révolution française, parexemple. François Furet et ceux qui se sont inscrits dans sa dé-marche ont commencé par une critique de type historiographiqueet puis ils ont fini par affirmer que 1793 est déjà dans 1789, quele goulag est déjà dans 1793... Ce à quoi faisait écho aussi laNouvelle philosophie? André Glucksmann plus encore que lesautres? philosophes pour lesquels le goulag était déjà dans Marx.Thèse insensée reposant sur la théorie de la préfiguration qui n’aaucun fondement en histoire. Cela dit, le révisionnisme peut êtreune bonne chose sauf quand il dérive vers une sorte de délire.Tout cela est inhérent à la vie des idées et de la pensée, et c’estencore plus fort en histoire qu’en philosophie. On le sait, ces dé-bats ont également eu lieu, en Allemagne notamment, à propos du totalitarisme, de la Shoah.

Et, comme historienne, vous avez observé le même phéno-mène s’agissant de la psychanalyse?
 
Oui, et cela démarre en 1995 à l’occasion d’un grand débat auxEtats-Unis, au moment de l’organisation par la Bibliothèque duCongrès de Washington de la grande exposition sur le centenairede la psychanalyse (prévu pour octobre 1996). Ce sont les freu-diens orthodoxes, qui détenaient encore les archives, qui ont or-ganisé cette fameuse exposition dans laquelle ne figuraient ni lestravaux des historiens critiques ni ceux des révisionnistes. C’est àce moment là que j’ai rompu comme beaucoup d’autres historiensavec le courant de Borch-Jacobsen et des ultra-révisionnistesparce qu’ils devenaient des?destructeurs de Freud ou Freud’s ba-shers? et qu’ils voulaient faire interdire l’exposition, laquelle ad’ailleurs été repoussée à 1998. Si j’étais, bien entendu, d’ac-cord avec leur demande d’ouverture des archives, j’étais très malà l’aise avec cette idée d’interdiction d’une exposition visantd’ailleurs à faire reconnaître leurs travaux. On n’interdit pas uneexposition parce qu’elle ne nous plaît pas ou qu’elle est inepte, onla critique ou on organise une contre-exposition. A ce moment-là,le débat est devenu franco-américain, même si en France, mal-gré une pétition largement signée, le monde de la psychanalysene s’intéressait pas suffisamment à son histoire. En France, on ades psychanalystes, et pas ou peu d’historiens de la psychanalyse.Aux Etats-Unis, avec vingt ans d’avance sur la France, les ba-tailles d’interprétations ont pris le relais des batailles d’analystes.Les psychanalystes américains sont devenus exclusivement clini-ciens et ont délaissé les travaux savants en histoire pour débattreavec des cognitivistes dans des querelles interminables et sansintérêt sur l’efficacité de la cure et l’évaluation des traitements.Ils ne lisent guère l’œuvre de Freud ou de façon académique, nicelles des autres héritiers du freudisme et ils n’ont pas de cultureen historiographie. En conséquence, celle-ci s’est constituée àcôté ou en dehors de la communauté psychanalytique.


Qu’on ne trouvait pas en France?
 
Ici, on est toujours soit d’avant-garde soit académique. On sepense surréaliste, structuraliste, lacanien, antilacanien, freudienorthodoxe, etc. Au fond, l’histoire n’intéresse pas parce que l’his-toire s’occupe des morts, du passé, des héritages pour mieux com-prendre l’avenir. Les psychanalystes français n’étaient pas dansces années-là encore entrés dans l’ère de l’histoire critique (avecdes sources, une méthodologie, une rationalité, etc.). Ils étaientencore sous le coup d’un communautarisme : l’hagiographie oula détestation, ce qui revient au même. Il y avait le Freud dessociétés psychanalytiques, lesquelles ne se souciaient nullement d’histoire : ni pour l’œuvre de Freud, ni pour sa vie. Ils com-mentaient des textes à l’infini et de façon orthodoxe. Et puis ily avait le Freud des lacaniens, lesquels ne se souciaient pas nonplus d’établissement des sources : en gros, ils faisaient de Freudun lacanien d’avant Lacan. Il faut aussi ajouter qu’en France, àla différence des Etats-Unis, la biographie n’est pas vraiment unart admis. Pourtant cela change, des historiens post-école des An-nales s’y sont mis aussi, comme Jacques Le Goff, par exemple,avec la vie de Saint Louis, qui inscrit une biographie dans l’his-toire. Pourtant, pour la psychanalyse en particulier, la vie, c’estfondamental. S’agissant de la révolution de l’intime et de la ques-tion de la sexualité, on ne peut pas ne pas écrire aussi la vie desanalystes. C’est une saga, avec des personnages, des acteurs, on ytrouve de tout, une gauche, une droite... C’est une formidable his-toire, qui ressemble à celle du socialisme ou du féminisme... C’estprécisément ce à quoi je me suis employée dans mon
Histoire dela psychanalyse en France: écrire l’histoire de cette aventure, desœuvres, des hommes, des doctrines, des idées avec comparatismeet hypothèses rationnelles.
 
Et aujourd’hui, où en est-on de ce débat franco-américain, dece mouvement révisionniste?
 
Périodiquement, les assauts des révisionnistes reviennent. Dans lemondeentier,surlemêmemode.C’estpourquoicesbataillessontplanétaires et toujours mondialisées. On se bat sur Freud mêmedans les pays où la psychanalyse ne s’est pas implantée commemouvement. En particulier, dans l’univers anglo-saxon, qui inclutles pays germanophones? puisque l’œuvre Freud est plus lue enanglais qu’en allemand?, il s’agit au fond, pour les antifreudiensradicaux (les «destructeurs...») de se débarrasser de Freud, de sadécouverte, de la psychanalyse... On ne peut pas plus le supporterqu’onnesupporteDarwin,Marx,Sartre,SimonedeBeauvoir,etc.Il faut donc l’attaquer au cœur de son intimité. Et dans cet universpuritain, pour attaquer le père fondateur, il faut attaquer sa vie,quitte à l’affubler d’une vie de débauche ou à montrer qu’il n’apas cessé d’errer dans de fausses théories. On cite, par exemple,sa correspondance avec Fliess, puisqu’au tout début de sa carrièreFreud a erré dans ses théories aberrantes. Wilhelm Fliess étaitun passionnant médecin oto-rhino-laryngologiste dont les théo-ries tout à fait extravagantes sur la sexualité ont beaucoup marquéFreud, avant qu’il ne s’en démarque et qu’il ne se brouille aveclui après des années d’une intense amitié.En France, on croit toujours qu’il y a Freud et rien avant. Mais pasdu tout, il y avait des centaines de livres sur la sexualité infantile,sur l’hystérie, etc. Dont Freud s’est inspiré... A la fin, du XIXesiècle, les médecins, les savants, les psychiatres ne s’occupentque de sexe. Pour abattre Freud, il faut donc montrer, non pasque Freud n’était pas tout seul, ce qui est évident, mais qu’il étaitun imposteur ayant plagié ses contemporains sans le dire. Et ducoup, on est passé de l’hagiographie à la haine. S’il est exact quel’œuvre de Freud doit beaucoup à son époque, ce qui a été souventoccultéparl’histoireofficielle,ilestvraiaussiqueFreudainventéquelque chose de nouveau : une manière de théoriser la sexualité en termes de désir et non plus de génitalité et surtout d’en parlerde façon simple et non plus comme «spécialiste». Freud réinventepour la fin du XIXe siècle l’idée grecque du destin et de la tragé-die. Là est sa force... Au moment où les psychologues les plussavants médicalisent l’histoire de la sexualité humaine... ndComme aux Etats-Unis, la biographie a une importance considé-rable qu’elle n’a pas en France, il a donc fallu trouver à Freudune vie sexuelle anormale, perverse. Ce fut progressivement lecas avec d’abord les travaux de Peter Swales, puis avec l’utilisa-tion de l’incroyable correspondance avec Fliess dans laquelle ondécouvre Freud obsédé par la question de la causalité sexuelle. Ilpense à l’époque que tous les enfants ont été abusés, il soupçonnemême son propre père, il se soupçonne lui-même, il soupçonnetout le monde. Puis, il va changer d’avis, c’est le fameux rejet dela théorie de la séduction. Il forme alors une autre théorie : tout lemonde n’a pas été abusé mais les abus existent. De là naissent lesspéculations sur son propre comportement à l’égard de sa belle-sœur lors des voyages qu’ils firent ensemble. Freud ayant lui-même expliqué qu’à partir d’un certain moment il n’avait plus derapports sexuels avec sa femme parce qu’il ne voulait plus d’en-fants et qu’elle en avait assez, il avait arrêté la sexualité. Il l’a dit,or, dans le monde anglophone, si le père fondateur a menti, c’esttoute la théorie qui s’écroule.

Mais ces accusations n’ont jamais été reprises sérieusementen France...
 
Non, ici, tout le monde s’en fiche. Mais moi, je ne m’en fichepas : car tout historien doit s’intéresser à tout ce qui forme lavie privée. Et les psychanalystes ont d’autant plus tort de négli-ger cette question qu’ils passent leur temps à s’en occuper poureux-mêmes et pour leurs patients. Cette histoire de voyage et deliaison avec sa belle-sœur a quand même fait trois fois la une du
 New York Times, avec photo truquée de la chambre! Désormais,nous disposons de la correspondance de voyage,
Notre cœur tend vers le Sud. Une correspondance passionnante : la découverte del’Italie, si importante pour Freud. Il voyage souvent avec MinnaBernays, sa belle-sœur, et peut-être y a-t-il eu liaison, encore quecela ne soit franchement pas établi du tout. J’ai préfacé cette cor-respondance.Peter Gay, le dernier biographe de Freud, historien éminent, spé-cialiste de l’époque victorienne, a consulté toutes les archives.Un historien allemand, Albrecht Hirschmüller, travaille à l’éta-blissement des correspondances familiales et il dit comme Gay etcomme tous les historiens sérieux que rien ne prouve l’existenced’une telle liaison. Qu’il y ait eu une excitation, que Freud aitadoré sa belle-sœur, qu’il ait vécu dans un monde de femmes de-puis son enfance, c’est certain. Qu’il ait commis un inceste avecsa belle-sœur, c’est nettement moins sûr. En tout cas, si liaison ily a eue, alors ce ne peut être qu’à un tout petit moment en 1898,certainement pas après, lorsqu’elle a habité au domicile conjugal.C’était la structure de la famille fin de siècle : il y avait toujoursune sœur vieille fille qui restait à  la maison, ça ne choque aucu-nement les historiens de la famille.

L’historiographie officielle a dû néanmoins être assez ébranlée par la publication de ces correspondances.

Que Freud n’ait pas été un saint, c’est évident. Mais pas dans lesens quel’oncroit.Freudn’estniLacan,niMelanieKlein,niCarlGustav Jung. C’est un bourgeois assez normal : un conservateuréclairé. Ni misogyne puisqu’il est favorable à l’émancipation desfemmes, au droit à l’avortement, à la liberté du mariage et qu’ila laissé ses filles épouser qui elles voulaient. Ni homophobe, ausens de l’époque, puisqu’il est favorable à l’émancipation des ho-mosexuels, qu’il ne classe pas l’homosexualité dans les perver-sions, contrairement à d’autres pour qui il s’agissait de dégéné-rescence, de tare. Mais comme c’était un grand épistolier (20.000lettres,15.000 deconservées dont déjà10.000 publiées), ontrouvede tout dans ces lettres. Il y a des moments incroyables, ceux parexemple où il écrit combien il en a assez de ses patients, qu’ilsl’ennuient, que c’est de la canaille... Mais ça ne veut pas diregrand-chose puisque dans d’autres lettres, il affirme au contrairequ’il se passionne pour eux, qu’il les aime, qu’il les soutient... Ily a aussi des moments terribles que les révisionnistes pourraientutiliser lorsque Freud se comporte en chef politique intransigeant,parce qu’il construit une internationale et qu’il a besoin de se dé-barrasser des thérapeutes et des médecins de l’âme extravagants.Il faut dire qu’il y a pas mal de fous au départ dans la société psy-chanalytique viennoise du tout début du XXe siècle : des suici-daires, des mélancoliques, des délirants, atteints de mêmes symp-tômes que leurs patients mais souvent très intéressants pour leurengagement passionné. Je les aime bien d’ailleurs. Mais Freudveut construire un mouvement solide, qui puisse s’imposer, avecdes gens insoupçonnables, combatifs, vertueux, engagés dans unecause. Dans sa correspondance, Freud apparaît souvent en chef politique capable de cloisonner pour mieux régner : on le voit lemême jour écrire à Jones qu’il désapprouve Sandor Ferenczi et àFerenczi qu’il désapprouve Jones. Mais qui n’a pas fait ça? Il nepense pas qu’un jour ses lettres seront publiées.

 
Et en France, si elles ne concernent pas la vie privée, quellesformes prennent les critiques adressées à Freud?
 
Ce qui m’a surprise dès que j’ai commencé à écrire L’Histoire de la psychanalyse, c’est qu’en France l’anti-freudisme radicala toujours eu des liens avec la pensée d’extrême droite, des liensinconscients ou conscients. Cela vient du fait qu’au tout début del’implantation du freudisme, vers 1895, il fut perçu comme une scienceétrangère, une «scienceboche». Il faut souligner aussi queles psychologues français contemporains de Freud? dont Théo-dule Ribot? étaient souvent racistes, marqués par l’idée de la su-périorité de la «race» française sur les autres. Ils croyaient quecela était héréditaire, constitutionnel (on dirait aujourd’hui «ins-crit dans les gènes»). Même chez Pierre Janet, qui n’était ni ra-ciste, ni antisémite, on trouve des traces de l’idée que la psycha-nalyse est née dans un milieu dégénéré à Vienne. Il la traite descience décadente, sortie d’un esprit malsain et ça c’est un dis-cours très typique de l’extrême droite... Il y a là une détestationde la culture allemande qui cache toujours, en France, la haine de l’étranger, laquelle renvoie aussi à un substrat antisémite, notam-ment depuis l’Affaire Dreyfus. L’idée que la psychanalyse est unescience étrangère à la civilisation française est présente ici chezles premiers psychanalystes. On en trouve des traces chez An-gelo Hesnard, l’un des fondateurs de la Société psychanalytiquede Paris (SPP, 1926). La branche chauvine des premiers psycha-nalystes, dont il fait partie, considère que la psychanalyse est unescience teutonique et qu’il faut la «franciser». C’est la positiondu grand grammairien Edouard Pichon, si sympathique pourtant,à la fois membre de l’Action française et dreyfusiste, admirateurdeMaurras,unmédecinassezgénialmaisdontlesthéoriesétaietextravagantes.Il y a aussi René Laforgue un Alsacien qui, lui, a tenté de collabo-rer avec les nazis sous l’Occupation? ce que n’aurait sans doute jamais fait Pichon s’il n’était pas mort en 1940. On a ainsi touteune souche de psychanalystes français qui se réclament plus deJanet que de Freud et qui essayent de construire une théorie bienfrançaise et donc nationaliste. Ce qui veut dire anti-allemand, etdonc anti-juif. J’ai étudié très largement ce problème dans mon Histoire de la psychanalyse en France (réédition en «pocho-thèque», en 2009). En 1920, il y a le même débat à propos de Ein-stein, dont les travaux sont qualifiés de science juive, de scienceboche, de science étrangère. Dans ce terreau français, c’est trèsprégnant mais ça existe aussi ailleurs : en Suède, on va expliquerque la psychanalyse est une théorie latine, et dans le monde latinon dit que c’est une théorie teutonne. 
 
La France occupe une place particulière dans cette peur de la«science juive»?


Chaque pays a son nationalisme mais en France c’est beaucoupplus fort. On a, par exemple, Léon Daudet dont l’antisémitismeest radical, avoué, conscient, militant. C’est lui qui commenceà écrire contre Charcot, à dire que Charcot et Hippolyte Bern-heim? qui est traité de sale Juif? inventent des cas d’hystérie quin’existent pas. Il y a des descriptions de la Salpêtrière comme unlupanar, voilà bien une thèse de l’extrême droite. Le fameux ro-man de Léon Daudet, Les Morticoles, est un roman antisémite,dans lequel, certes, il ne peut pas traiter Charcot de juif mais oùon le présente comme l’inventeur de la simulation. Cette théorieexiste ailleurs mais elle prend souche en France dans les rangsde l’extrême droite. C’est ce que j’ai appelé dans mon Histoire le courant chauvin, anti-allemand ou «l’inconscient à la française»,et j’ai montré que derrière la germanophobie se cachait un anti-sémitisme inconscient. En France, l’anti-freudisme radical flirtetoujours avec ça, même parfois à l’insu des acteurs.Notons que ce sont les nazis qui ont traité la psychanalyse descience juive, ce que Freud redoutait.
Et quand les staliniens? je dis bien les staliniens et pas les communistes, la nuance estde taille? commencent à traiter la psychanalyse de «sciencebourgeoise», ils reprennent la thématique de la science dégéné-rée, d’abord en 1930 : le grand Georges Politzer, dans un ac-cès d’antifreudisme et de stalinisme virulent, a même écrit souspseudonyme un texte ahurissant faisant de la psychanalyse une «science nazie», ce qui, dans son discours, signifie aussi que c’estune science dégénérée. Mais ce texte doit être replacé dans soncontexte et il ne renvoie pas à l’ensemble des travaux de Polit-zer que je tiens en haute estime, d’autant qu’il fut un résistantde la première heure assassiné par les nazis. Ensuite, à partir de1949, on assiste à un autre déplacement : le terme «science bour-geoise» désigne moins ce qui est venu de Vienne (Freud) que lapsychanalyse dite «américaine» : le diable c’est alors l’Amérique,terre d’accueil de tous les psychanalystes juifs d’Europe centraleet orientale...
 
Mais il existe aussi une critique de gauche de la psychanalyse...


Bien entendu, héritée de Wilhelm Reich, des libertaires les plussympathiques (ils ne le sont pas tous) et de tout le courant del’Ecole de Francfort : ce qu’on appelle la gauche freudienne...Ce courant a été très productif, anti-orthodoxe. En France, Fou-cault, Deleuze, Derrida, bien d’autres encore ont critiqué Freud,tout en l’inscrivant dans l’histoire de la philosophie. Cette cri-tique de gauche ne doit surtout pas être confondue avec le courantchauvin, qui sera après guerre celui d’un Pierre Debray-Ritzen,par exemple. En France, le milieu médical est souvent chauvin,même après 1950, et sa critique de la psychanalyse comporte desrelents d’extrême droite. Pierre Debray-Ritzen, auteur en 1972 de La Scolastique freudienne , était un des fondateurs de la Nouvelledroite. Il a traité la psychanalyse de science judéo-chrétienne etlui a opposé un paganisme. Après 1945, on ne peut plus se per-mettre d’utiliser le terme nazi de «science juive», alors on eu-phémise, on parle d’héritage judéo-chrétien... Rien à voir avec lacritique de gauche donc, qui, elle, vise les dogmes et met en causele conformisme du mouvement analytique. Car à partir de 1945,le mouvement psychanalytique classique tend à devenir conser-vateur : les freudiens d’abord? ceux que Lacan critique duremententre 1950 et 1965? mais aussi, plus tard, les héritiers de Lacandevenus à leur tour dogmatique et aussi conservateurs que ceuxqu’ils avaient critiqués. A chaque époque correspond une relancequi, à son tour, s’institutionnalise. Jacques Lacan relance un pro-gressisme nouveau qui, à son tour, devient conservateur puis car-rément réactionnaire : en partie du moins...
 
Si la psychanalyse a fait constamment l’objet d’attaques del’extrême droite en France, il faut aussi noter que des psy-chanalystes se sont fait, dans l’entre-deux-guerres, à Berlin,les collaborateurs des nazis à l’Institut «aryanisé» fondé parMatthias Heinrich Göring.


En effet, la politique d’Ernest Jones, président de l’Internationalpsychoanalytical Association (IPA, fondée en 1910), n’a pas étéclaire : il s’agissait dans le même temps de sauver les Juifs enles évacuant d’Allemagne et de conserver, au nom de la neutralitépsychanalytique, une pratique clinique à Berlin sous la houlettede l’institut Göring. Cette politique de prétendue «sauvetage dela psychanalyse» est la honte du mouvement freudien et elle a étéensuite refoulée par l’historiographie officielle.Freud a donné son accord à cette politique en 1934-35, contreMax Eitingon qui s’opposait à Jones et qui émigra en Palestine.Mais si Freud a donné son accord à Jones, on ne peut pas direqu’il était vraiment favorable à cette politique de «sauvetage» :il laisse faire, la mort dans l’âme. Et s’il laisse faire c’est parcequ’il redoute que, la psychanalyse étant détruite en Europe, ellene devienne exclusivement «américaine», c’est-à-dire «la bonne àtout faire de la psychiatrie» : une psychologie médicale, pragma-tique, évaluée, calculée, au service de l’adaptation du moi, etc. Etqu’elle n’ait plus rien à voir avec les théories spéculatives élaborées dans le vieux monde européen. La psychanalyse est une doc-trine qui vient de la vieille Europe, elle est la mise en cause desthéories de la conscience, du vieux fond de l’hérédité dégénérescence, du pouvoir médical. Or aux Etats-Unis, on est pragmatiqueet puritain, il n’y a pas de tradition psychiatrique, la psychanalyse y est donc pratiquée par des médecins comme une psychologiecentesurlemoi,sur l’hygiénisme,surlaguérison.C’estuncou-rant honorable? ce qu’on appelle la «psychanalyse américaine»? mais pour Freud, c’est un drame. Le nazisme est donc pour Freud un mal absolu, la pulsion de mort à l’état brut : d’une part, c’est l’antisémitisme qui déferle, et, d’autre part, c’est la destruction du mouvement psychanalytique.C’est pour ces raisons qu’il laisse les choses continuer en Alle-magne, en espérant que ça se reconstruise après. Et puis en 1938,ce n’est plus possible, après l’Anschluss, il s’opposera à cette politique voulue également à Vienne et il partira pour l’Angle-terre. Aucun psychanalyste autrichien n’acceptera cette politique de prétendu sauvetage... nd Comme historienne, je dois dire qu’il s’agit de la forme la plus ex-traordinaire et la plus délirante d’anti-freudisme radical : la haine,la destruction, le mensonge, la rumeur. C’est la première foisen effet qu’on a assemblé l’anti-freudisme puritain américain? Freud abuseur sexuel? et l’anti-freudisme français issu de l’extrême droite? Freud inventeur d’une science dégénérée et doncnazie?, ce qui masque en l’inversant la désignation en termes de«science juive». J’ai ainsi été très frappée par la réhabilitation desthèses de Debray-Ritzen et, pire encore, de Jacques Benesteau(auteur de Mensonges freudiens , un livre préfacé par un prochedu Front national, soutenu par le Club de l’horloge et que les ré-visionnistes américains n’ont pas tous défendu).
Je ne peux y voir 
que quelque chose d’inconscient. Mikkel Borch-Jacobsen est allé chercher Onfray car, Le Livre noir de la psychanalyse n’ayant paspris en France, il fallait trouver quelqu’un à l’extrême gauche, et en marge de l’institution. Il a été servi. Résultat : pour la première fois, on fait le lien entre l’héritage de l’extrême droite (ladénonciation du judéo-christianisme si chère à Onfray) et le puritanisme anglo-saxon (Freud incestueux). Les sites antisémites se sont déchaînés en soutenant Onfray, qui n’a pas démenti ce soutien : Bruno Gollnisch, le Front national, bien d’autres encore :tous ont expliqué que les Juifs sont toujours incestueux, que lapsychanalyse est une science juive et dégénérée défendue par desJuifs. Une horreur qui montre que la bête immonde est encore très présente dans ce pays. En l’occurrence, dans ce discours, lapsychanalyse est qualifiée à la fois de science issue du judaïsme, de science bourgeoise (les classes riches) et de science fasciste :une religion à abattre. Et comme Onfray est un parfait incompétent, il ne parle que de lui-même, de son père, de sa mère,de sa région, de son village. Il se trompe sur les dates et tombe dans un manichéisme absolu, opposant les mauvais freudiens etles bons anti-freudiens radicaux, les premiers sont une «élite» issue de l’intelligentsia parisienne (et donc haïssable), les seconds sont le bon peuple de la France profonde, celui issu de la terre, des campagnes, etc. La démarche d’Onfray, loin d’être la revalorisation d’une savoir populaire, est tout simplement fondée sur lepopulisme, la haine de classe, l’ignorance et l’affabulation. Mais attention, la haine de Freud fait suite ici chez lui à une vaste entreprise de révision de la philosophie occidentale qui prétendfaire du judaïsme et de tous les monothéismes une préfigurationdu totalitarisme, et de la philosophie des Lumières une anticipation du nazisme : d’où la thèse aberrante selon laquelle Emmanuel Kant serait un disciple d’Adolf Eichmann, sous le prétexte que Eichmann se réclamait de l’impératif kantien. S’agissant de la Révolution française, ça ne vaut pas mieux puisque Onfray s’ins-pire de Vichy dans son livre sur Charlotte Corday : c’est pourquoi j’ai associé à ma critique? en plus de Pierre Delion et Roland Gori? deux philosophes (Franck Lelièvre et Christian Godin), un historien de la Révolution française (Guillaume Mazeau).

Quant aux psychanalystes, ils semblent surtout ne pas s’inté-
resser du tout à la vie de Freud..... La suite sur Le site Academia.edu

 


19/11/2014
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