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Anorexie ...

Le ventre vide, le froid autour 


Les filles du Calvaire

   

Préface

de Virginie Megglé

 

 

 

 

Être anorexique : désir de mort ou affirmation vitale ?

 

Bouleversant et magnifique ! Dès la première ligne de l’introduction, on sent ce recueil porté par une nécessité vitale. Aucun mot n’est en trop, chacun a bien sa place, et cette précision donne un caractère musical à l’écrit. Cinq jeunes filles y parlent comme d’une seule voix ; la trame du chœur qu’elle nous offre est cependant complexe, en effet, chacune a son histoire... Mais ce qui frappe d’abord, c’est une volonté d’harmonie d’autant plus ravissante qu’elle doit rendre compte avec amour et humour, intelligence et opiniâtreté, d’une expérience douloureuse.

 

Qu’elles se soient rassemblées pour donner jour à ce projet n’est pas anodin : l’anorexie dit à la fois la difficulté et la nécessité d’apprendre à vivre (écrire, jouer, créer) avec les autres, parmi les autres, quand on s’est senti très vite, on ne sait pourquoi, différente.

 

Quand Aurore se dit « étrangère en ce monde », Véronique « diminuée de ne pas connaître les codes de tout le monde », ou qu’Anne-Laure évoque sa prison, comment ne pas entendre leur désir de participer à un monde dont elles se sentent exclues ? L’enfant, qui ne trouve pas sa place, cherche comment la conquérir. Parfois il arrive qu’il n’en ressente pas le droit, il s’interroge alors sur sa légitimité. Mal à l’aise dans son corps, s’il aspire à en sortir, c’est pour mieux y revenir. La volonté de contrôler son appétit fait partie d’un tel processus.

 

Il existe autant d’anorexies que de personnes qui en souffrent, cependant une certaine parenté caractérise ces récits. Que les mots de chacune diffèrent ne les empêche d’exprimer toutes une indicible souffrance, assortie de l’urgente nécessité de briser le silence.

 

« Mieux vaut se sentir exister à travers une douleur que ne pas se sentir exister du tout », « Mes douleurs tiennent toujours de l’indicible [...] Peu croient à mes tourments sans la trace tangible des os à la surface de la peau»... À travers ces paroles, on comprendra que l’anorexie s’est imposée à ces jeunes filles comme l’ultime espoir d’échapper enfin au silence.

Et quand « le silence, (...) maître mot d’un abus, (...) a régné tant qu’il a pu », on comprend que la soif de liberté insuffle au corps le désir de s’envoler, et on accepte mieux leur besoin de légèreté !

 

Comprenons ici qu’il s’agit plus du désir de faire disparaître la douleur et ce qui la provoque, quand elle se fait intenable, que de disparaître.

Qu’elles se soient senties à un moment de leur histoire « trop lourdes » ou illégitimes, qu’elles aient aspiré à la transparence, à l’immatérialité ou à l’envie ne plus peser sur personne, a parti- cipé nous le verrons à leur effacement progressif ; mais pourtant, celui-ci, avec l’amaigrissement effrayant qui le caractérise, fut pour elles avant tout, et c’est ainsi que j’invite le lecteur à l’entendre, un acte vital, la meilleure, la seule façon de se « sauver »... La dernière chance de s’affirmer. L’évidente sincérité qui se dégage des témoignages interdit d’en douter.

 

« L’anorexie, mon point d’ancrage, mon retrait du monde, plus que vital. », « je pense encore, malgré tout ça, que l’anorexie me tient debout» et encore « mon anorexie, ma soupape de sécurité, mon issue de secours» expriment particulièrement bien ce trait commun à toute personne, homme ou femme, souffrant de ce trouble.

 

Portées par un désir de justesse et de vérité, elles ont aussi en commun une attraction naturelle et irrésistible pour l’humour, la pudeur, l’autodérision, autrement dit, une véritable spiritualité qui rend les tragédies qu’elles ont vécues plaisantes à lire ! Le plus aimable moyen de s’affirmer vivante s’avère pour elles l’exaltation de la légèreté et de la transparence. Autant les choisir en attendant de faire le poids !

 

 

Combat pour la vie, au risque de la mort

 

Et pourtant, cette élégante façon d’exprimer aujourd’hui ce qui était indicible hier relève d’un véritable combat.

L’anorexie, ces magnifiques témoignages en rendent merveilleusement bien compte, n’est pas une question de grammes, mais un désir de vie, acculé à un moment de l’histoire personnelle, à combattre avec la mort ! Du combat, il en est question tout au long du livre. L’anorexie – même s’il n’est pas coutume de le dire – est une lutte « pour la vie », elle vise depuis l’inconscient à protéger ce qui se dit du désir de vivre, face à un ennemi intériorisé, insaisissable. Non, il ne s’agit pas de paranoïa, mais d’hyper- sensibilité native en prise directe sur l’inconscient, personnel et familial. C’est à l’écoute de celui-ci qu’elle nous invite.

 

Bataille, lutte, guerre, compétition, victoire, défaite, les termes évoquant le combat foisonnent dans ce recueil. Combat pour survivre au sentiment d’exclusion, pour résister à l’insécurité et au sentiment d’abandon[1], combat sous forme de compétition dans la fratrie, combat vital qui ne va pas sans culpabilité. Celle-ci venant remettre en cause la légitimité non pas de leur existence mais de leur désir de vivre en dépit d’une infinie douleur.

 

Chacune à sa façon l’affirme : elles se sentent coupables d’un crime qu’elles n’ont pas commis – « qu’il (...) revienne et me pardonne de cette erreur qui est pourtant la sienne ». Coupables de se faire mal ou de s’être laissée faire, coupables d’avoir été victimes et d’aspirer à cesser de l’être, coupables de s’entêter à vivre.

 

A-t-on le droit de souffrir ? C’est en reconnaissant cette souf- france jusque-là interdite d’expression que nous permettrons aux personnes qui souffrent d’anorexie de regagner le goût de vivre.

 

Survivre en attendant de vivre, survivre pour se préparer à vivre, ainsi peut se lire l’anorexie. « J’ai eu le sentiment qu’il s’agissait pour moi de maigrir ou de mourir (...), puis de vaincre l’anorexie ou de mourir (...) et enfin de savoir vivre ou de mourir. Avec les années, j’ai saisi qu’avec l’anorexie, je ne cherchais pas à mourir, mais à renaître et vivre autrement ».

 

Question de vie et de mort... C’est cette question à double tranchant qu’à leur corps défendant elles mettent en scène à force de contradiction, paradoxe, ambiguïté, conflit, dualité... Maigrir alors est une façon d’échapper aux regards pour les réactiver autrement...

 

 

Une fragilité réelle

 

Humour et autodénigrement, lucidité et autodérision, tels la politesse du désespoir, forment un voile pudique destiné à compenser le sentiment d’insécurité profondément ancré chez toutes personnes qui s’affirment en dernier recours par l’anorexie...

 

Précocité apparente ou pseudo-maturité en sont l’expression, là aussi paradoxale : en effet, il est urgent de grandir quand on se sent infiniment – excessivement – petit pour faire face à une situation qui nous dépasse. Toute l’énergie créatrice est mobilisée au service de la survie. Quand l’enfant est précoce, c’est par nécessité vitale ! Au-delà des apparences, derrière cette grâce, ce combat, cet humour, ce sens de l’autodérision, derrière cette aspiration à l’excellence, cette débrouillardise, se cache un profond désamour de soi, qui dénote ce que nous appelons en jargon psychanalytique une faille narcissique.

 

L’amour est la première des nourritures qu’aucun poison ne devrait démentir...

 

Ces personnes n’ont pu « capitaliser » le sentiment réconfortant d’être aimables : soit qu’elles n’ont pu être aimées – pour des raisons complexes que la psychanalyse, entre autres, permet de comprendre – comme elles auraient eu besoin de l’être, soit que l’amour qu’elles ont reçu fut aussitôt démenti par un geste de non-amour. « Moi aussi j’ai fini par me détester », « Je me haïssais profondément. Je m’accusais de ne jamais être à la hauteur de ce qu’ils attendaient. »

 

Elles ont incorporé un sentiment de soi négatif qui les discrédite : « Vicieuse, lâche, peu glorieux, faible, ridicule, grotesque » sont autant de termes destinés à nous faire accepter cette évidence. Comment s’aimer soi-même lorsque l’on ne se sent pas accepté ? Comment apprendre à se respecter malgré la souffrance ?

 

L’enfant « sage et facile », la fille « prétendument intelligente », « l’enfant parfaite », racontent cette dépréciation qui confine à la haine de soi. Seul soutien ici envisageable lorsque la fragilité menace d’effondrement, la malnutrition devient la métaphore de l’amour mis à mal par une dévorante culpabilité.

 

Les compliments et les éloges ne suffiront jamais à combler le manque d’amour. Il s’agit de vraiment se construire ! S’affamer, ne pas manger, pour survivre, au risque d’en mourir, s’impose pour regagner, à la source, le désir de vivre, comme lorsque nous étions tout petit, petit bébé ; mais cette régression passe par une re-fragilisation qui affecte l’image (inconsciente) de soi.

Le narcissisme est la base indispensable à une saine structura- tion de la personnalité ; quand il est défaillant, il hypothèque ce processus vital si bien nommé par Jung : l’individuation. Autrement dit, l’acte de devenir soi.

Seul un amour de soi serein car en accord avec les lois univer- selles engendre la sécurité affective. Conférant une conscience de soi infaillible et valorisante, il permet d’aborder le monde extérieur en confiance sans (plus) douter de la légitimité de son existence.

Entendons ce non-amour de soi, que toutes expriment, comme la volonté farouche de s’aimer enfin !

 

Avec ce livre, elles ouvrent une porte sur l’extérieur. Un tel talent pour se décrire à travers un mal de vivre laisse présumer qu’elles commencent à s’aimer. Irréductible à l’apparence physique, l’anorexie est moins une maladie qu’un mal à (se) dire. On peut les féliciter de s’être données les moyens de le surmonter.

 

 

Après le vide, la vie

 

Entre appel au secours et véritable message d’amour, l’anorexie nous concerne toutes et tous, son éclosion, paradoxalement, est le début d’une guérison possible.

 

Puisse ce recueil encourager le lecteur à poser un regard bienveillant sur ce mal indéfinissable et ouvrir au-delà une véritable réflexion sur le sujet.

Ces jeunes filles, en affirmant leur pouvoir créateur singulier inaugurent une façon de vivre et de résonner ensemble tout en affirmant chacune sa différence !

 

Une tragédie semblable les habite ; elles s’en délivrent chacune à leur manière sur le papier.

 

Gageons que leur parole non seulement autorisera les lectrices et les lecteurs à mieux comprendre l’anorexie mais aussi à se sentir renforcés par ce message vivifiant qui réconcilie avec la vie.

Leurs mots sont porteurs de cette intime vérité qui confère à leur message un caractère universel. Chacun de nous se sent concerné. Puisse ce livre rendre à ces jeunes filles un peu de la beauté qui leur avait été dérobée !

Il nous renseigne autant sur nous que sur elles : on comprend en le refermant pourquoi l’anorexie fascine. Réelle difficulté à devenir qui se traduit dans la douleur par de l’autodestruction, elle est l’expression désespérée d’un principe créateur interrompu. Ces beaux témoignages en réactivant ce processus remettent la création à l’honneur.

 

Merci à elles, d’oser se livrer en bravant leur timidité pour mettre en mots une douleur qu’elles avaient mis tant d’énergie à dissimuler... Pour ne pas déranger.

 

Non seulement on peut survivre à l’anorexie, mais l’épreuve qu’elle représente nous enrichit.

 

La guérison n’est pas une affaire de poids : « Ce qui me permet à présent d’avoir envie de me lever le matin, ce ne sont pas les quelques kilos en plus, mais mon travail, (...) ceux que j’aime à mes côtés », « la réponse d’une prochaine guérison n’est pas dans tout cela mais, autour de moi, dans cette vie que je vois s’agiter depuis ma fenêtre, et dans ces mots-là peut-être».

À travers leur expérience de la faim contrariée, à travers leur mise en mots d’un énigmatique mal-être, ces jeunes femmes nous exhortent à prendre en compte ce qui nous déconcerte et nous trouble : la quête de vide révèle alors... Une quête de vie.

 

Pourquoi ne pas envisager l’anorexie comme un principe de renaissance répondant aux lois de la restauration ? Un travail de longue haleine, qui doit prendre en compte toutes les subtiles sensations d’un nouveau-né qui par mégarde auraient été un jour négligées.

Remercions l’éditeur d’avoir porté leur témoignage à la connais- sance du grand public. Prendre le temps d’écouter ce qui se trame au-delà de l’apparence permet de commencer à comprendre ce que symptôme « veut dire ».

© Groupe Eyrolles

 

 

Virginie Megglé

septembre 2011



[1] 1. Sur ces points particuliers, voir les ouvrages de la préfacière : Face à l’anorexie, Eyrolles, 2006 et Les séparations douloureuses, Eyrolles, 2015

 

05/03/2015
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