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Anorexie, Le désir en question

Étiologie et perspectives (d’accompagnement) thérapeutiques

 

Abstract

Ces dernières décennies l’anorexie a été l’objet d’une littérature abondante d’un point de vue scientifique et plus encore sous forme de témoignages. Cependant, elle perdure comme une énigme. Les personnes qui en souffrent directement ou par le biais d’un de leurs proches restent aussi désorientées par sa manifestation que désemparées quant aux réponses (médicales, psychologiques, etc) à lui apporter.

En termes de soins, face à cette pathologie, la psychanalyse semble être mise en échec, au point d’être déclarée inefficace par nombreux tenants d’autres approches thérapeutiques. Pourtant aucune de celles-ci ne s’avère définitivement convaincante.  

En termes de recherche, la clinique analytique met en lumière que l’anorexie est avant tout une histoire de désir contrarié et l’étude des motivations inconscientes qui président à la manifestation de cette pathologie prouve que la psychanalyse – à condition de renoncer à une orthodoxie trop rigide - peut offrir un espace à proprement parlé thérapeutique.

 

Introduction

Il est coutume d’entendre dire que l’anorexie témoigne d’un refus de grandir, d’un refus de la féminité, d’un refus de la sexualité, d’une conduite suicidaire, autrement dit d’une absence de désir.

Alors que l’on en a longtemps recherché les causes, tantôt toute psychiques, tantôt toute physiques, l’anorexie semble rester une énigme. C’est au décryptage de cette énigme que nous vous invitons, à partir de ce dont témoignent notre pratique clinique et l’état de nos recherches. En proposant un éclairage axé sur la question du manque, entre besoin et désir.

 

Précisons que nous abordons ici non les cas les plus graves d’anorexie, mais celle survenant chez des personnes plutôt jeunes (adolescence) qui, ne présentant pas de pathologie apparente jusque-là, cessent de se nourrir normalement, et affichent soudain un amaigrissement inquiétant.

 

Anorexie : la question du manque, entre besoin et désir
Qu’est-ce que l’anorexie ?

L’anorexie correspond à un ensemble de signes dont le plus manifeste est un amaigrissement spectaculaire. Elle dérange, inquiète, fascine, par la maigreur qu’elle provoque. Par la mort qu’elle convoque. Elle ne peut passer inaperçue ni laisser indifférent.  Elle se signale également par de l’aménorrhée chez les filles. Une peur obsessionnelle de prendre du poids alliée à la volonté d’en perdre quand ce n’est l’impossibilité d’en prendre. Par l’incapacité à avaler et une façon elle aussi obsessionnelle de trier la nourriture, ainsi qu’une  tendance à la dysmorphophobie.

 

Sur le plan psychique, se dénote une indicible difficulté à exister, à s’affirmer parmi les autres. Une tendance à s’exclure, à se mettre en retrait. Une propension à la culpabilité. Une irrépressible empathie qui induit une sensation de souffrance quasi permanente et l’appréhension de faire souffrir. Un fort sentiment d’abandon dissimulé sous une apparente autonomie (précocité, haut potentiel,…) et une grande volonté (besoin/nécessité) d’indépendance. Une hypersensibilité étroitement liée à de l’hyperémotivité.

Pour toutes ces raisons l’anorexie est paradoxalement un symptôme qui s’affirme par l’effacement[1]

L’observation clinique nous amène à un autre énoncé paradoxal: à savoir que  l’éclosion des symptômes est  à considérer comme le début d’une guérison (possible). En effet, avant de se donner à voir, l’anorexie couve en sourdine, induite par différents facteurs.

La difficulté à absorber des aliments (normalement) venant ici porter à la conscience une souffrance préexistante devenue insoutenable.

C’est pourquoi le refus manifeste est à entendre comme l’opportunité de guérison d’un mal-être jusque-là contenu: le symptôme clame une douleur sous-jacente. C’est quand elle se révèle qu’il devient possible de la soigner. [2]

Ainsi le syndrome de l’anorexie donne-t-il à voir l’au-delà des apparences qui échappait jusque-là et laisse-t-il entendre la nécessité de prendre en compte une souffrance qui ne sait plus se soustraire à l’attention des autres. Il ne s’agirait donc pas de se focaliser, sur le symptôme, mais de se mettre à l’écoute de ce qui le produit.

 Étymologiquement, le terme anorexie est explicite : il vient du grec anorexis, composé de an, privatif, et orexis : désir, signifiant donc privation, perte, de désir.

 D’autre part, le latin peto, petis, petere dont on retrouve la racine dans appétit  signifie à l’origine voler vers, se précipiter, tout comme désirer signifie tendre vers  quelque chose que l’on aimerait posséder; on comprend qu’avec la perte d’appétit[3]  il s’agit bien de privation de désir, de perte des facultés d’envol.

 

La question ici est celle de savoir ce qui se joue derrière une apparente privation du désir. Quelle en est la nature ? La finalité ? Sur quoi nous interroge-t-elle ? Comment la décrypter ? De quel ordre est l’impact qui hypothèque le désir ? D’où provient la perte d’appétit ? La difficulté à s’envoler ? Peut-on comprendre ce qui l’a produite ? Comment l’entendre ?

 

·      L’observation clinique – et la dimension orale caractéristique de la pathologie - nous invitent à nous demander si elle n’est pas de fait le signe d’une absence de réponse aux besoins premiers vitaux du nourrisson. Et de la difficulté qui en découlerait pour lui à incarner son désir.

·      Elle nous amène à une autre hypothèse : La personne souffrant d’anorexie est-elle privée de désir ? Ou ne serait-elle pas animée d’un très vif désir originel mais comme interdite de l’exprimer - car étrangère à ses besoins et ne sachant y répondre faute de les (re)connaitre? Ne dit-on des adolescentes qu’elles s’affament…

·      Pour résumer, l’anorexie n’est-elle pas la conséquence d’un manque de soins vitaux privant l’enfant d’un socle de sécurité où ancrer son désir ?

 

Affirmons dès maintenant ce que la clinique nous enseigne : tenir compte de cette hypothèse est un premier acte thérapeutique qui encourage la personne souffrant d’anorexie à déjà mieux se nourrir !
De quel manque cet effacement (du corps), ce « refus » (de se nourrir normalement) est-il le symbole ? Décryptage.

De même que l’on peut imaginer que les symptômes de la boulimie et de l’obésité expriment a priori quelque chose de l’ordre de l’excès, on peut dire que l’anorexie exprime quelque chose de l’ordre du manque : manque d’appétit, manque de désir, mais aussi manque de chair, de formes, de poids, manque de présence, de confiance, de sécurité…

 

La question du manque n’est pas spécifique à l’anorexie et nous sommes tous dépendants de notre alimentation, cependant l’anorexie met en scène le manque de façon criante et paroxystique.

 

Le désir en question

 Qu’est-ce que le désir ?

Désir, d’origine latine, le mot a été formé avec de, qui indique la perte, et sidus qui signifie astre. Le désir indique ainsi à l’origine le fait d’être de-sidere, d’avoir perdu son astre, de s’en être - ou d’en avoir été - éloigné. Et désirer, formé sur desiderare, signifie étymologiquement réclamer (en vain) quelque chose, regretter l’absence ou souhaiter la présence. En concevoir du regret, un sentiment d’abandon ... mais aussi, en contrepoint, de l’appétit, une aspiration à reconquérir cet astre (perdu). Le désir est moteur. Et le manque qu’il évoque agit en nous comme un aiguillon, une mise en appétit pour combler le manque qu’inscrit en nous une perte (originelle). On comprend qu’il y est question d’un manque à gagner et de l’élan vital en quête de l’objet perdu.

Ainsi du désir peut-on dire qu'il est la version positive du … désastre ! Et se demander si dans l’anorexie, l’incapacité à se nourrir ne met pas en scène pas quelque chose du désastre.

 

Ce détour par l’étymologie permet d’entendre ce qu’il en est du désir[4] quand bien même dans d’autres langues le mot pour le dire n’aurait pas la même racine! 

Il s’agit bien de cette volonté non-consciente qui nous dynamise et nous meut vers l’extérieur lorsqu’un manque se fait ressentir ; d’un appétit de vivre non limité aux seules nourritures alimentaires ! C’est l’élan vital originel, avec ce caractère d’exigence impérieuse qui nous met en mouvement pour atteindre l’objet du désir.

Qu’est ce que le besoin ?

 

Le besoin étymologiquement vient du francique sunnja, occupation, souci, et du verbe dérivé  sunnjôn « s’occuper de, se soucier de » qui devient en français « soigner » dont est à son tour dérivé « soin »
Besoin, quant à lui, besunjôn (composé de be qui  signifie près de et de sunnjôn) signifie le le geste d’avoir soin de, consacrer ses soins à, d’avoir le souci de, d’être en manque.

Il n’est plus question ici d’aller vers ce qui nous manque et nous attire, mais de la nécessité de recevoir des soins vitaux en réponse à un manque. Needs, en anglais, et necesito, en espagnol, n’ont certes pas la même racine, mais l’un et l’autre impliquent bien le même mouvement en réponse à une attente vitale.

Le nourrisson ne peut répondre seul à ses besoins, il a besoin que sa mère prenne soin de lui, ait souci de lui, et quand ce n’est pas le cas, le besoin se fait sentir cruellement.
                                                                                                                                                            

Sur ce point, la clinique nous enseigne :

D’une part, qu’une très forte fusion mère/enfant empêche la mère de considérer son enfant comme un autre[5].
D’autre part, que lorsque la fusion persiste, une mère a tendance à ignorer les besoins de son enfant et ne sait y répondre.

Ainsi, dans une relation fusionnelle, sous l’empreinte d’un très fort désir, l’enfant vient pour satisfaire aux besoins (de sécurité, d’amour, de présence, de réconfort) de sa mère.

En d’autres termes, elle attend de lui qu’il réponde à ses besoins à elle. Jusqu’à ce qu’elle n’ait plus besoin de lui.

 

Comment se manifeste la perte d’appétit, cette apparente privation de désir?

 

Pourquoi la perte (que symbolise la naissance comme séparation première, et les séparations ultérieures) est-elle handicapante chez certains tandis que pour d’autres elle est motrice ?

 

Soulignons ici qu’avec l’anorexie, s’il y a perte ou diminution de désir, il n’y a pas absence de désir, mais difficulté à l’affirmer, comme s’il était aussi fort que fortement empêché ! L’enfant hérite de la puissance du désir qui préside à sa conception.

 

Ainsi signale-t-on souvent l’exceptionnel appétit de vivre de jeunes filles avant qu’à travers l’anorexie elles ne s’affirment en s’effaçant (en s’affamant)!

Il ne s’agit pas de volonté de disparaître mais de désir peinant à s’exprimer ; de désir abandonné, laissé en jachère : là où surgit un refus de s’alimenter en apparence volontaire, des motivations inconscientes agissent à l’insu de celle ou celui qu’elles motivent…

Le moi n’est pas maitre en sa propre demeure[6] ! Pensons ici à Antigone[7] ou à Kafka[8]

La dite perte de désir est engendrée par une non réponse aux besoins primaires de ces enfants-là. La mère tout à son désir « fou », ignorant son enfant (le fruit de son désir) en fait son objet qui doit la satisfaire ; et lorsqu’il cesse de l’apaiser, il apparaît « menaçant » par ce qu’il ravive de douloureux en elle : l’enfant bien que missionné pour apaiser (faire disparaître) sa souffrance, en devient le témoin qui ne cesse de la raviver. L’objet dont la présence réactive l’angoisse maternelle sitôt qu’il s’anime en non-conformité à son besoin (à elle) d’apaisement.

Notons que les enfants devenant anorexiques sont souvent remarqués comme ayant été des nourrissons exemplaires par leur docilité, leur précocité: un idéal de bébé, programmé pour plaire et ne pas déranger[9].

Sitôt contrarié le désir maternel, ils en subissent des représailles, comme interdits de s’exprimer indépendamment d’elle.

 

Imaginons ce qui se passe pour le nourrisson :  

« J’ai besoin » « je ne reçois pas de réponse à ce besoin » (exacerbation de la sensibilité) « le besoin persiste, non reconnu il s’accroit » « je m’habitue à ne pas recevoir ce dont j’ai besoin ou à recevoir ce dont je n’ai pas besoin » « je le supporte faute de pouvoir/savoir le refuser, puisque mes besoins ne sont pas ou mal satisfaits » (principe de l’addiction : recherche vaine d’apaisement) « je m’habitue » (me sur-adapte) « cette habitude devient mon fonctionnement jusqu’à la rébellion »  déclaration du symptôme : je ne peux plus (sur)vivre en supportant cette habitude.

Autrement dit, c’est par le refus que l’anorexique exprime son désir

 

On comprend que l’appétit qui, dans l’anorexie, se manifeste à travers sa perte, relève à la fois du besoin et du désir.

Anorexie… L’enfant d’un désir fou ou d’un trop fort désir

 

La clinique nous enseigne que :

 

a)    Les personnes anorexiques ont - dans tous les cas observés - été le fruit d’un désir particulier, d’un investissement extraordinaire lors de leur conception (marquée par la réparation ou la transgression): enfant longuement espéré, 1ère fille, 1er garçon, enfant du miracle, enfant adultère, enfant fantasmatique, enfant dit de remplacement, etc … (Rf. : Cendrine)

b)    Que ce désir extraordinaire engendre une fusion maternelle elle aussi extraordinaire ; la mère nourrit l’enfant qu’elle porte de ce désir hors mesure.

c)    Qu’un écart s’imposera entre le désir « extra-ordinaire » qui les a portées et la réalité « ordinaire » ou « désastreuse » du « monde » dans lequel elles sont appelées à vivre. (Rf. : Amédéa et Véronique A.)

d)    L’écart entre la façon dont l’enfant a été conçu et couvé et celle dont il est accueilli représente une véritable perte, une perte désastreuse[10]. Toute absence d’attention maternelle rappellera cette perte première inscrite comme un traumatisme.

 

Désir maternel « fou » surinvestissement effet d’ivresse, débordement, surexcitation (venant de l’extérieur : la mère) absence de protection auto-anesthésie protectrice/défensive manque accru effet de chute choc, sidération recherche d’excitation addiction à l’effet d’ivresse (surexcitation) et  à l’effet de manque qui s’ensuit… 


La mère ne remplit pas le rôle protecteur de pare-excitation. Le système de défenses psychiques de l’enfant est hypothéqué.

 

·      L’enfant d’un désir « fou » ne devient « autre » pour sa mère que lorsqu’elle l’abandonne pour…  un autre (enfant). Ainsi Cendrine a-t-elle été abandonnée pour le second bébé, puis reprise (comme un doudou maternel) à son décès, puis de nouveau abandonnée à la troisième grossesse.

·      Il passe du mode de relation fusionnelle au rien.

Il n’est pas, il ne se sent pas un autre (que sa mère), mais un rien.

·      Le besoin est maintenu « suspendu » puisqu’il n’y est pas répondu: 

« Je ne reçois pas ce dont j’ai besoin » (présence rassurante, sécurité, protection) mais «Je reçois ce dont je n’ai pas besoin» (fantasmes, menaces, peur, froideur, sécheresse, indifférence, insécurité…)

 

L’enfant ne sait lui-même répondre à ses besoins sinon de façon « précoce », c’est à dire sur-compensatoire (débrouillardise anxieuse) pour pallier les défaillances et les méfaits d’une excessive fusion et de l’abandon qui s’ensuit.

 

Pour conclure momentanément disons que besoin relève du « matériel », de l’incorporation (du prendre forme, du prendre corps) et le désir de l’aspiration vers l’extérieur, du spirituel.

L’un et l’autre, besoin et désir, étant, dans les premiers temps de la vie, étroitement mêlés : si nous les séparons ici c’est dans une perspective thérapeutique.

 

Conséquences de la mise en hypothèque du désir 

Ainsi, cet « enfant-là » et par la suite l’adulte qu’il peine à devenir souffre-t-il de culpabilité comme s’il était « coupable d’un crime qu’il n’avait pas commis[11] » :

Coupable de se faire mal ou de s’être laissé(e) faire (du mal)

Coupable d’avoir été victime et d’aspirer à l’être

Coupable de s’entêter à vivre

Coupable d’avoir le sentiment de ne pas être aimé, car la souffrance met l’amour en doute

Coupable de ne pas savoir mieux vivre

Coupable d’être en exil

Coupable de ne pas se sentir accepté(e) (nécessité de sur-adaptation)[12] (Syndrome du bouc émissaire ou du vilain petit canard)

Coupable de ne pas être « à la hauteur » de l’attente (maternelle, parentale, etc…)

 

Il souffre également de :
Sentiment d’abandon : le sentiment d’abandon n’est pas un leurre[13] ; l’enfant surinvesti (par le désir parental) se sent d’autant plus abandonné que ses besoins restent satisfaits. Le sentiment d’abandon premier (exil) consécutif à la naissance est confirmé (effet de trauma) par la venue d’un nouveau-né, la mort d’un parent de substitution, un déménagement[14], etc.

Sentiment d’étrangeté et d’inadaptation[15]

Sentiment d’être emprisonné (corps prison) (prisonnier du désir maternel)

D’avoir été empoisonné (rejet et fantasmes maternels)

Sentiment d’illégitimité ou d’imposture

Sentiment d’exclusion, d’exil

Sentiment d’indicible et d’interdit de (se) dire

 Comme si le désir de vie était chez lui aculé à combattre avec la mort[16], l’hyper-sensitif perçoit de façon accrue, douloureuse, (possibilité de paranoïa)  d’où réaction épidermique et nécessité de réduire la surface sensible.

 

On comprend alors qu’avec l’anorexie :

Il s’agit plus de faire disparaître une angoisse constitutive et ce qui la réveille, quand elle se fait intenable que de disparaître.

De résister (pour survivre) et non de mourir
Ainsi, l’anorexie est-elle un acte de résistance à l’insécurité et au sentiment d’abandon, mais aussi à une invisible inimité (maternelle et/ou paternelle, fraternelle).

Le refus de se nourrir devient un acte vital pour se sauver, l’unique façon de survivre, la dernière chance de s’affirmer, le dernier espoir d’être entendu, tout en se soustrayant autant que possible à la douleur[17].

La question du manque : perspectives thérapeutiques

Que s’est-il produit qui induit cette fragilité ? Comment lire le fait que nous retrouvons des paramètres permanents dans des histoires chaque fois si différentes, si singulières ?

Il est courant de dire en psychanalyse que le désir repose sur un manque[18]. Que le manque est constitutif du désir : d’où l’hypothèse de la castration symbolique nécessaire à la résolution de l’Œdipe, pour favoriser l’émergence du désir en réponse à la frustration.

Or cette hypothèse ne peut tenir avec la personne souffrant d’anorexie : Elle a déjà tellement été privée d’essentiel (par absence de réponses aux besoins primordiaux auxquels l’enfant ne peut répondre seul) qu’elle ne peut rien, sinon subir (par survie) à nouveau le manque s’il lui est - une fois de plus !- imposé dans le cadre de la cure. Le subir, tout en s’y soustrayant par la réduction de sa surface sensible (impossibilité de prendre chair).                                                                                                                                                                                                                                                                                          Cependant, autre paradoxe : c’est néanmoins en se privant que l’anorexie recontacte son désir (premier).

 

C’est en se privant jusqu’à se priver au risque d’en mourir qu’elle regagne l’énergie du nourrisson, la sensation de vivre et que, dans un premier temps, ses douleurs s’atténuent.
Mais la privation rappelle une privation mortifère originelle (indicible). Si, en se privant, la personne a, dans un premier temps, l’impression de renouer avec l’élan vital (ne serait-ce que par la production de dopamine que provoque le jeûne) cette nouvelle privation n’annihile pas la privation première (qu’elle remet en scène) mais la réactive (sur un plan  inconscient), la ravive. Elle s’avère aussi démunie que le nourrisson qu’elle réincarne.
Alors qu’elle aspire à vivre et apaiser l’indicible souffrance, elle ne sait que la reproduire ; l’accentuer en réactualisant une souffrance ancienne, intiment liée à la souffrance maternelle – qu’elle a dû supporter et que sa naissance n’a su apaiser.
Cette privation à laquelle elle s’oblige, pour re-connaître le manque originel inhérent à la naissance et le désir qui l’accompagne, s’annonce plus destructive que créative, car elle lui rappelle l’absence de réponse à ses besoins, l’absence de mère soignante et porteuse[19].

Cette souffrance indicible (la sienne et celle de sa mère dont elle ne peut venir à bout) vient contrarier, empêcher, son propre désir de vivre ; invisible, inconcevable, elle ne sait s’y soustraire et si elle demande de l’aide (thérapeutique), on l’accuse de ne vouloir manger quand elle ne sait se nourrir ! 

Un cercle vicieux (système addictif) s’instaure : la privation finit par renforcer la souffrance alors qu’elle était convoquée pour l’atténuer.

C’est ici qu’intervient de façon plus claire la question du besoin:
La « privation du désir » (an-orexie) ressort du manque (inouï) de soins en lien avec les besoins vitaux, inducteur de souffrance qui hypothèque le désir.
Le manque psycho-affectif se symbolise, se répète, à travers le « besoin » de se priver (remis en scène pour survivre). Privé à l’origine (de soins) sans que nul ne puisse l’envisager, l’anorexique crie famine (famine alimentaire, famine affective) …

Ainsi, la clinique nous enseigne que la plupart des anorexiques ont connu la faim: soit directement, soit par transmission transgénérationnelle (camp de concentration, éducation mortifère, etc…), soit les deux. De façon, selon les cas, plus ou moins dramatique.

La répétition de ce manque par la privation, sa remise en scène, vient symboliser un manque originel que nous nommerons pathogène.

Ainsi, le manque que l’anorexie symbolise témoigne qu’il n’a pas été (suffisamment) répondu aux besoins de cet enfant-là. 
D’où l’importance, pour le psychothérapeute, de ne pas rejouer le manque, de ne pas activer les principes de castration, de frustration et de privation, au risque d’aggraver l’anorexie[20].
Certaines limites (règles) dans les premiers temps d’une cure peuvent être mortifères dans la mesure où elles répètent (de façon traumatique) celles imposées, à l’origine, par une mère défaillante (absente, dépressive, rejetante, sèche, etc… ).

Anéanti par la douleur, l’enfant ne sait exprimer son désir et se sur-adapte : d’où « l’exemplarité » citée plus haut : sagesse, docilité extrême de la majorité des nourrissons « futurs anorexiques »[21]. L’enfant se fait inexistant pour éviter de réveiller la douleur (excitante) de sa mère qui déclencherait la sienne. Il s’anesthésie.

Ainsi l’anorexie vient-elle remettre en scène des privations (limites) imposées par une mère défaillante (non soutenue, mal portante) mais aussi la confusion d’une part entre les besoins et les désirs de l’enfant et, d’autre part, la confusion des besoins de la mère avec ceux de l’enfant (absence de limites).

En quoi s’origine la répétition du manque qui met en berne le désir ?
- Mère dépressive
- Mère mal portante

- Mère sèche
- Mère absente car préoccupée par la mort, (une mort ou un « meurtre »). L’enfant représente le mort (comme s’il devait sa vie à un mort[22]) et est rejeté (au-delà des apparences), ce qu’il ressent comme un manque (un refus) d’amour (vital). 

- Mère cruelle ou particulièrement dépréciative pour cet enfant-là[23] (objet de projections mortifères (poisons) car il ravive en elle douleur ou impuissance).

- Manque de présence paternelle soutenante - pour compenser les défaillances maternelles tant auprès de la mère que de l’enfant. En l’absence du père, la mère surinvestit l’enfant et l’encombre de son désir, de ses frustrations[24]


L’enfant est tel un pansement : il lui est interdit de se différencier de sa mère ; au premier « non », au premier refus de se conformer au désir maternel, au premier signe qui produit du déplaisir maternel, il subit des représailles Faute d’avoir été autorisé à opposer un non  – autrement dit à se différencier, à dé-fusionner, son seul recours, son seul secours, sera le non radical (de se nourrir), signifiant « oui je veux bien me nourrir mais autrement »[25], « je veux vivre mais ne le peux s’il m’est interdit de me différencier ».

Retentissement de l’absence de réponse aux besoins :

L’enfant est vécu comme criminel (potentiel), son désir n’est pas nourri (mais empoisonné (surinvestissement fantasmatique mortifère).
Objet de mesures discriminatoires dès qu’il cesse d’être l’objet du désir.

Privé d’amour dès qu’il cesse de se plier au désir fantasmatique de la mère, qu’il aspire à se différencier d’elle, à ne plus être son objet.

Ces mères dépressives, mal-portantes, ne supportent pas la différenciation : elles coupent les vivres[26] à l’enfant qui ne se plie pas à leur besoin, exerçant des mesures discriminatoires, le privant plus encore son amour, le rejetant irrépressiblement.

On constate ici la faiblesse - quand ce n’est l’absence - des défenses de l’enfant follement désiré à qui la mère « coupe les vivres ». C’est en effet du lieu/du lien censé lui donner de l’amour qu’il reçoit des marques de non-amour : il n’ose se défendre sans crainte de perdre (l’amour). D’être encore plus privé (frustré).
Ainsi l’enfant d’un très fort désir qui le dépasse, nourri de fantasmes[27] que le réel contrarie, ne saura répondre à ses propres besoins sinon sur un mode sur-compensatoire plus ou moins pathologique.

Conséquence d’une fusion maternelle interdisant la séparation :

Impossible séparation pour l’enfant car refusée par la mère. Quand une mère ne renonce pas à son propre désir phantasmatique, son enfant se trouve interdit d’incarner son propre désir (une « volonté » autre que celle de sa mère) et ne peut tenter de le faire que dans la rupture: en cessant, éperdu, de se nourrir.  

Une mère qui ne peut concevoir la séparation interdit au-delà des apparences le sevrage. L’enfant ne peut (car il n’en a pas le droit) différencier son désir du désir maternel, sinon en mettant sa vie en péril : anorexie. N’ayant pu acquérir d’autonomie sinon (sinon de façon sur-compensatoire), le mode fusionnel

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